Les notes de la flûte harcèlent Tal. Eil sent une rumeur de pluie dans le vent du soir qui monte du fleuve.
« L’important, c’est le qui, pas le quoi, commente Sunîtî en ramassant les thâlîs. Tu aimes cet homme ?
— Je pense à lui tout le temps, je n’arrive pas à me le sortir de la tête, je veux l’appeler, lui acheter des chaussures, lui préparer des mix de musique, découvrir tout ce qu’il aime manger. Il aime la nourriture moyen-orientale, je sais déjà ça. »
Nânak se balance sur ses hanches.
« Oui oui oui oui. Comme toujours, mon assistante a raison, bien entendu, mais tu n’as pas répondu à sa question. Tu l’aimes ? »
Tal reprend sa respiration.
« Je crois.
— Alors tu sais ce que tu as à faire », conclut Nânak, et Sunîtî file avec la nappe dans laquelle elle vient de rassembler les plats métalliques, mais Tal lit sa satisfaction dans son port d’épaules.
Après le dîner vient le jacuzzi. Nânak et Tal barbotent jusqu’à mi-poitrine dans le grand bassin en bois placé de l’autre côté de la passerelle haute, au milieu de pétales de soucis et d’une légère nappe d’huile de théier, à cause de la mycose du pied dont Tal n’arrive pas à se débarrasser. L’encens s’élève sur trois côtés à la verticale, l’air est d’une immobilité surnaturelle, le climat en suspens, en attente.
Patna émet à l’ouest sur l’horizon une lumière qui évoque une nébuleuse dorée. Nânak caresse les cuisses de Tal de ses longs orteils agiles, sans que ce geste puisse être considéré comme excitant dans une relation sexuée. C’est juste pour se toucher, un simple geste de neutres, d’amis. Tal prend deux autres Kingfisher dans la glacière en plastique, les décapsule au bord du bassin, en tend une à son gourou.
« Nânak, tu penses que ça va aller ?
— Pour toi, personnellement ? Pour moi ? Oui. C’est facile, pour les gens, d’avoir des dénouements heureux. Pour cette ville, ce pays, cette guerre ? Là, je suis moins sûr. Nânak voit pas mal de choses, depuis sa passerelle. Souvent, je vois le nuage brun d’Asie, je vois le niveau de l’eau baisser, je vois des squelettes sur la plage, mais ils ne me font pas peur. Pas comme ces horribles enfants, ceux qu’on appelle les brahmanes. Celui qui leur a donné ce nom en connaissait un rayon. Je vais te dire pourquoi ils font peur à Nânak. Pas parce qu’ils vivent deux fois plus longtemps et deux fois moins vite que nous, ou parce que ce sont des enfants avec des goûts et des droits d’adultes. Ce qui me fait peur, c’est que nous avons atteint un stade où la richesse peut changer l’évolution de l’homme. On pouvait hériter de lâkhs d’argent, envoyer ses enfants dans des écoles américaines – comme tous ces mahârâjas consanguins à moitié fous –, mais pas acheter un QI, le talent ou même la beauté. On ne pouvait faire que de la cosmétique. Et voilà qu’avec ces brâhmanes, on peut s’acheter une nouvelle infrastructure. Les parents ont toujours voulu donner des avantages à leurs enfants, et maintenant, ils peuvent faire passer ces avantages à toutes les générations futures. Et quel parent ne voudrait pas de ça pour son enfant ? Le Mahâtmâ, bénie soit sa mémoire, était un sage sur bien des plans, mais il n’a jamais proféré plus grosse bêtise qu’en situant le cœur de l’Inde dans les villages. Le cœur de l’Inde, comme sa tête, a toujours été dans les classes moyennes. Les Britanniques le savaient, puisqu’une poignée d’entre eux a pu nous gouverner de cette manière pendant un siècle. Nous sommes une société agressivement bourgeoise : richesse, standing, respectabilité. Tout cela est maintenant devenu directement héritable, dans les gènes. Même si tu perds tout ton argent sur les marchés, dans une faillite, au jeu ou à cause d’une inondation, personne ne pourra te priver de ton avantage génétique. C’est un trésor sur lequel aucun voleur ne pourra faire main basse, un legs qu’ils transmettront librement à leurs descendants… J’y ai beaucoup réfléchi, ces jours-ci.
— Nânakjî, dit Tal, il ne faut pas te troubler ainsi. Ça n’a rien à voir avec nous. Nous nous sommes Écartés. » Eil sent Nânak se raidir.
« Mais pas du tout, bâbâ. Personne ne le peut. Il n’y a pas de non-combattants, dans cette histoire. Nous avons nos magnifiques existences et nos accablants petits problèmes sentimentaux, mais nous sommes humains. Nous faisons partie de tout ça. Sauf que maintenant, nous sommes divisés entre nous. Nous nous sautons à la gorge pour l’avenir de nos enfants. Tout ce qu’ont appris les classes moyennes pendant les décennies des Femmes Perdues, c’est la facilité avec laquelle on crée une nouvelle caste, et que nous adorons ça, surtout quand la bindî est dans ton ADN. C’est un Râj génétique, qui nous gouvernera pendant mille ans. »
Il fait complètement noir, maintenant. Tal sent sur sa peau de l’air frais venu d’une direction inattendue. Eil frissonne, petite chose sur un immense continent, qui sent approcher un avenir où eil n’a pas sa place, Écarté, non-combattant génétique. Une voix à l’accent australien appelle d’en bas.
« Bonsoir, là-haut, Nânakjî ! Je viens d’apprendre qu’il pleut à Hyderâbâd. »
Nânak se hisse à moitié hors de l’eau parfumée, mais le visiteur reste invisible dans la nuit.
« Quelle bonne nouvelle ! répond-eil. Il faut absolument la fêter !
— Je vais arroser ça ! »
Un léger bruit se fait entendre sur l’écoutille menant au pont principal. Les deux baigneurs se retournent : un neutre s’y tient, enveloppé dans un impeccable yukata bleu, les bras serrés sur les épaules.
« J’ai entendu… Je me suis dit, je pourrais peut-être… ?
— Tout le monde est le bienvenu, répond Nânak en piochant une Kingfisher dans la glacière.
— C’est vrai, la pluie vient vraiment ? » demande le neutre en laissant glisser son léger kimono de coton bleu. Tal ressent un choc glacé à la vue des épaules étroites, des larges hanches maternelles, des bourgeons de poitrine aplatis par les injections d’hormone, du triangle sacré du yoni rasé. Pré-op. Le timide, que Nânak pense capable de s’enfuir. Eil essaye de se rappeler ses trois années de pré-op, quand eil essayait d’épargner de quoi verser un acompte pour une couchette à bord du Fugazi. Comme le souvenir d’un cauchemar, c’est une série d’impressions décousues. Les injections hormonales trois fois par jour. Les rasages constants. Le déroulement infini des mantras pour arrêter de penser comme un sexué, pour être un neutre.
« Oui, je crois qu’elle arrive enfin », dit Nânak tandis que le neutre descend dans l’eau près d’eil et que toute identité sexuelle s’efface. Ils bougent ensemble dans l’eau à température corporelle, se touchant comme font les neutres. Tal dort cette nuit-là près de Nânak, profondément, recroquevillé, le touchant comme font les neutres, comme font parfois des amis qui dorment dans le même lit.
« Prends soin de toi, à Vârânacî, dit Nânak à Tal quand eil descend le flanc croûteux du Fugazi jusqu’au Riva qui danse sur l’eau crasseuse.