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Chunni Nâth est au moins deux fois plus petite que Shiv, mais quand elle lève les yeux vers les siens, la peur lui picote les couilles. Elle a le regard comme deux billes de plomb.

« Vous êtes notre associé. Bien. » Elle fait durer le mot comme on file du coton. « Mais êtes-vous un des nôtres, monsieur Faraji ? » Son frère sourit.

« Je m’excuse, madame Nâth, je ne comprends pas.

— Autrement dit, vous avez montré votre valeur dans de petites choses, mais n’importe quel gunda des rues peut en faire autant.

— Je ne suis pas un gunda des rues…» Le bleu tremblote au fond du puits de danse.

« Prouvez-le, dans ce cas, monsieur Faraji. » Elle regarde son frère. Shiv sent la main de Yogendra sur sa manche. « Cette fille avec laquelle vous êtes venu, celle que vous avez fait monter ici. Je crois vous avoir entendu dire que vous l’aviez rencontrée au bar.

— C’est juste quelqu’un que j’ai rencontré, elle voulait voir la zone VIP.

— Selon vos propres mots : elle n’est rien.

— Oui, j’ai dit ça.

— Bien. Jetez-la par-dessus la balustrade, je vous prie. »

Ces choses folles qui ne peuvent avoir été dites donnent envie de rire à Shiv, d’un grand glapissement mi-rire mi-toux de la taille et de la forme de cette salle souterraine.

« On a investi une grande confiance en vous, monsieur Faraji. Le moins qu’on puisse vous demander est une preuve de loyauté. »

Le rire s’étouffe dans sa gorge. La plate-forme est haute, froide, terriblement fragile au-dessus d’un vaste abîme. Les lumières semblent épileptiques.

« Vous plaisantez. Vous êtes fous, vraiment. Elle m’a dit que vous étiez des tarés, que vous aimiez faire des trucs, jouer à des jeux de dingues.

— Raison de plus. Nous ne tolérons pas les insultes, monsieur Faraji. C’est autant un test pour nous que pour vous. Nous faites-vous confiance quand nous vous affirmons que vous pouvez faire cette chose sous nos yeux sans jamais être inquiété ensuite ? »

Ce serait facile. Elle se tient près du garde-fou, d’où elle lui jette un coup d’œil, ainsi qu’aux super-riches présents sur la plate-forme. Les Kundâ Khâdar l’ont détendue. Un crochet du pied, une poussée, et elle basculerait par-dessus la rambarde métallique. Mais il ne peut pas. Il est vendeur de pièces détachées, dealer, boucher, jeteur de cadavres au fleuve, mais pas tueur. Et il est mort, maintenant. Autant monter lui-même sur cette balustrade, tendre les bras et sauter.

Shiv secoue la tête. Il va pour leur parler, pour leur dire, mais Yogendra se montre plus rapide. Jûhî sourit, fronce les sourcils et ouvre la bouche pour hurler dans l’instant qu’il faut à Yogendra pour la percuter. Malgré sa maigreur, ce petit gars a de l’inertie. Le verre vole et répand une traînée de vodka sanglante. Jûhî recule en chancelant. Yogendra baisse la tête et lui en donne un coup au visage. Les mains de Jûhî se dressent. Elle perd l’équilibre. Elle bascule en arrière sur la rambarde. Ses bottes de gavial s’agitent, ses plumes palpitent. Ses bras moulinent. Elle tombe dans les balafres de lumières et les danseurs silencieux. Le bref hurlement, le craquement sonore quand elle s’écrase sur le bord d’une plate-forme inférieure résonnent dans le puits de béton du site Construxx Août 2047. Elle rebondit. Elle tournoie, étrange chose informe et fracassée. Shiv espère que cela l’a tuée. Que cela lui a brisé net la colonne vertébrale. Tout le monde entend le petit bruit sourd quand elle heurte le fond du puits. Cela a pris beaucoup plus de temps que Shiv se l’imaginait. Il regarde par-dessus la balustrade, voit accourir les gros bras de l’entrée, qui ne peuvent que parler dans leurs cols. Ils regardent droit dans sa direction dans les rayons lumineux. En bas, les premiers cris s’élèvent. Construxx Août 2047 devient un cylindre de hurlements paniqués.

Elle était sortie pour la soirée. Rien de plus. Boire. Danser. Flirter. Un peu de célébrité. D’amusement. Quelque chose à raconter aux copines le lendemain.

Le verre vide tourne encore sur le sol.

Nîtîsh et Chunni Nâth se regardent.

Il n’est pas un tueur. Pas un tueur.

Une des Russes lui passe un épais portefeuille de plastique. Il voit la grosse liasse de billets sous le vinyle gris cendré. L’objet semble flotter devant lui, il ne comprend pas ce que c’est. Il voit Yogendra debout près de la rambarde, rentré en lui-même, d’une blancheur d’os. Il ne comprend pas ce que c’est.

Elle était sortie pour la soirée. Un corps qui se répand dans l’eau sombre. Jûhî qui tombe de plus en plus loin de lui, en moulinant des bras et des jambes.

« Au fait. » C’est Nîtîsh qui s’adresse à lui. Sa voix n’a jamais semblé si morte et si atone, même dans le champ de silence. « Au cas où vous vous demanderiez ce que décryptent les Américains… Ils ont trouvé quelque chose dans l’espace et n’ont pas la moindre idée de ce que c’est. »

Art Empire Industry, murmure le graffiti rouge.

QUATRIÈME PARTIE

Tândava Nrtya

26

Shiv

Le corpulent Américain saigne en abondance sur le sable de l’arène. Invisible dans son box à l’ombre des tribunes, Shiv l’observe. Il y a une expression qu’il aime bien dans les films de gangsters américains. Égorger le cochon. Il n’a jamais vu de cochon égorgé au couteau, mais il imagine la scène, ses petites pattes de cochon soulevées qui se débattent contre les mains qui tirent sa tête en arrière et exposent sa gorge de cochon au fil de la lame. Puis le couteau plonge dans l’endroit tendre, l’endroit du sang. Il imagine que les pattes frénétiques du porc ressemblent aux jarrets pâles et poilus qui sortent du short baggy de l’homme. Il imagine que, sous ses couches de graisse, l’animal doit émettre cette même espèce de gémissement haletant, monotone et laid. Il doit regarder de la même manière autour de lui, à la recherche de son tueur. Shiv habille de ces vêtements américains le cochon qu’il voit en esprit.

Les porcs le révoltent.

Cela n’avait été qu’une infime entaille, juste pour provoquer un début de saignement. Ils sont plus agressifs quand ils sentent l’odeur du sang, lui a dit la fille en débardeur. On pourrait même considérer cela comme une déclaration de mode. La boucle d’oreille semblait ridicule sur un homme adulte. Autant ne pas avoir de lobe du tout.

« Je vous repose la question. Où est le sundarban ?

— Écoutez, merde, je n’arrête pas de vous le dire, je n’ai pas la moindre idée de quoi vous parlez… Je ne suis pas celui que vous cherchez. »

Shiv soupire. Il adresse un signe de tête à Yogendra. Le gamin monte sur la rambarde, les ciseaux levés pour accrocher la lumière.

« Ne me coupez pas, bordel. Coupez-moi et c’est l’incident diplomatique. Vous vous foutez dans une merde pas possible. Vous m’entendez ? »

Yogendra sourit, tend les bras de chaque côté du corps, tortille des hanches, fait cliqueter ses ciseaux, clic, clic, clic. Shiv observe l’estuaire de sang se déployer sur le cou de l’Américain. Une partie a déjà séché, formant une croûte, de la nourriture pour les mouches. Il suit la traînée des yeux qui passe sous le col rond de la chemise hawaïenne – et commence à imbiber le tissu – puis descend par le bras pour former une nappe rouge autour des poignets écorchés par les menottes. Cochon égorgé, pense Shiv.

« Vous êtes Hayman Dane ?

— Non ! Oui. Écoutez, je ne sais même pas qui vous êtes.