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— Hayman Dane, où est le sundarban ?

— Le sundarban ? Quel putain de sundarban, merde ? »

Shiv se lève. Il époussette son grand manteau de cuir neuf.

Comme dit le guide qui fait passer les randonneurs devant les ghâts à l’aube, la lumière du matin fait toute la différence. Elle montre Duels ! Duels ! comme le minable petit tripot mal famé qu’il est. Elle montre la poussière, les brûlures de cigarettes, le mauvais bois. Sans les combattants, les sattâs, les parieurs, l’aboyeur qui se pavane dans ses costumes à paillettes en braillant dans son micro, l’endroit n’a pas d’esprit, pas d’âtman. Il ouvre la porte de son box et s’avance sur la volée de petites marches.

« Le sundarban où le gouvernement des États-Unis fait décoder des données venues de l’espace. »

Le gros Américain recule la tête.

« Allez vous faire foutre. Je vous le dis, ce petit connard avec les ciseaux peut en couper autant que ça l’amuse, mais on ne déconne pas avec la Maison-Blanche. »

Shiv avance d’un rang. C’est le signal convenu. La porte de l’arène s’ouvre sur la fille qui pousse la cage du microsabre, posée sur un chariot à roulettes en caoutchouc.

Cela avait plu à Shiv de retourner dans l’automobile, de sentir le cuir des sièges, de régler à nouveau la radio, en sachant que ce n’était pas une location, qu’elle lui appartenait, qu’elle était son chariot de râja, son propre râthayâtra. Cela lui plut d’avoir une carte illimitée d’un noir anthracite dans la poche, nichée là avec un rouleau de billets, car comme le sait tout gentleman, les transactions importantes se font exclusivement en liquide. De laisser la rue voir que Shiv Faraji était de retour et intouchable. Au Musst, il détacha les billets l’un après l’autre, mille, deux mille, trois mille, quatre mille, avant de les faire glisser sur le comptoir bleu en une petite rangée va-te-faire-foutre devant Salman.

« Vous m’avez donné davantage que vous me devez, monsieur. » Le gros Salman posa son doigt potelé sur le dernier de la rangée, un gros de dix mille. Talvin, la star du bar, s’occupait de clients un peu plus loin, mais jeta un coup d’œil entre deux acrobaties avec le shaker.

« C’est un pourboire. »

Toutes les filles suivirent sa sortie des yeux. Il chercha Priyâ, pour la remercier, lui exprimer sa reconnaissance d’un signe de tête, mais elle buvait ailleurs, ce soir-là.

« On pourrait peut-être travailler un peu, maintenant, vous croyez pas ? »

Jamais Shiv n’avait entendu Yogendra prononcer une phrase aussi longue. Il sentait un changement dans leur relation depuis Construxx Août 2047. Désormais, le gamin se montrait effronté. Il avait les couilles de faire les choses que Shiv ne pouvait pas faire, parce qu’il ressentait quelque chose, parce qu’il était faible, parce qu’il n’avait pas assuré sur le moment. Plus jamais. Le boy verrait. Le boy apprendrait. Il y avait un autre corps que celui de la femme en sari roulant dans les eaux du Gangâ : Jûhî qui tombe à la renverse par-dessus la rambarde en agitant les talons, en cherchant à s’agripper. Ce qu’il voyait le plus nettement, c’était ses yeux. De longs cils autocollants qui signalaient par sémaphore une trahison ultime et résignée. C’était plus facile maintenant, et il savait que cela le deviendrait encore davantage, mais cela le remonta. C’était une mauvaise chose, aussi mauvaise que possible, mais elle avait permis à Shiv de redevenir un homme. Un râja. Et il allait travailler un peu, maintenant.

C’est le matin, désormais, et Hayman Dane a un mouvement de recul en voyant le microsabre gronder dans sa cage, gronder parce que Saï, sa jolie dresseuse en ample pantalon de treillis et petit débardeur moulant, lui a injecté dans le cul une bonne dose de stimulants et d’hallucinogènes, si bien qu’en regardant le gros Américain, l’animal voit un sale félin ennemi qu’il déteste et doit tuer au plus vite. Et, oh là là ! le gros Hayman Dane, oubliant ses menottes, chavire lourdement comme un chargement qui tombe d’un camion, il bat des jambes et se tortille pour essayer de se relever, mais c’est impossible quand on est d’une telle corpulence et qu’on a les mains menottées dans le dos.

« Regrettable », dit Shiv en se levant pour descendre une marche, deux, trois en direction du premier rang.

« Allez vous faire mettre ! crie Hayman Dane. Vous êtes dans la merde jusqu’au cou. Vous êtes mort, vous savez. Vous, votre petit pédé, votre pute et votre foutu minou.

— Eh bien, cela ne pose vraiment aucun problème », dit Shiv en s’asseyant et en posant son menton sur ses mains sur le dossier en bois du banc. « Vous pourriez me dire pour quel sundarban vous travaillez.

— Combien de fois il faudra que je vous le dise, bordel ? » beugle Hayman Dan. Un filet de salive relie sa bouche au sable où il est couché sur le flanc, le visage rouge de colère. Pour un génie, il fait un très bon imbécile, pense Shiv. Mais telle est la conception occidentale du génie : quelqu’un d’inhumainement bon dans un domaine très étroit.

Un large matin se présentait en cramoisi et safran derrière les faisceaux de câbles électriques et téléphoniques quand Yogendra partit en voiture procéder à l’enlèvement. Des périodes troublées s’annonçaient. Peut-être même la mousson si longtemps promise. Soudain frigorifié, Shiv serra sa veste sur ses épaules. Il allait rendre visite à son conseiller technique, Ânand, un datarâja en herbe qui gérait une petite étable d’aeais de niveau 2,5 non autorisées à l’arrière de la cordonnerie de son oncle à Panch Koshî. C’est de cette manière que Shiv avait fait sa connaissance, en apportant des chaussures. Il travaillait bien le cuir. Il avait très bien recousu, sous les yeux de Shiv, jamais celui-ci n’avait vu une si belle couture à la main. Ânand servait le café aux clients, du bon et puissant café de style arabe, avec, pour ceux qui le désiraient, un copeau de Temple Ball népalais fondu dans le liquide noir sucré et brûlant.

Ce matin-là, sous ses lunettes enveloppantes Gucci, Ânand cachait des yeux bizarrement rouges. Il vivait à l’heure américaine. Shiv se plia sur le divan bas, prit une tasse minuscule et entreprit de siroter le breuvage au merveilleux arôme. Des mainates caquetaient et commentaient l’arrivée du matin rouge dans leurs cages accrochées aux poutres en bois du balcon ouvert. Il pencha la tête en arrière pour laisser agir le gânjâ népalais.

« Dévaliser un sundarban. » Ânand pinça les lèvres et hocha la tête à la manière des datarâjas en herbe pour signifier impressionnant. « Mon premier conseil serait : si tu peux éviter, évite.

— Et le deuxième ?

— Surveillance, surveillance, surveillance. Bon, je peux te cultiver des softs qui te rendront probablement invisible aux aeais de surveillance les plus courantes… peu d’entre elles dépassent ne serait-ce que le Niveau Un, mais par définition, ces gonzes-là ne suivent pas les normes industrielles. Tant que je ne sais pas auquel tu t’attaques, on reste dans les conjectures. » Ânand gonfla les joues : perplexité, dans le langage des datarâjas en herbe.

« On est en train de travailler sur ce point. »

Yogendra devait arriver à destination. La place de parking devant l’hôtel avait été réservée, en accord avec le portier. Il devait baisser la vitre électrique et prendre le pistolet à air comprimé sur le siège près de lui. Pas d’armes à feu. Shiv les détestait. Tu n’as pas le droit à l’erreur, boy, ne rate pas ton coup.

Shiv se cala sur le divan bas brodé. Le café bouillonnait sur son trépied au-dessus du brasero au charbon de bois. Ânand servit deux autres tasses. Il a peut-être l’air con comme un laudâ, se dit Shiv, mais il fait les choses correctement.