« Ma question suivante ?
— Quelle foi accordes-tu aux théories du complot ?
— Je n’accorde que peu de foi à une théorie, quelle qu’elle soit.
— Tout le monde a une théorie, mon pote. La théorie est la base de tout. Le frère de la femme de mon cousin travaille dans le traitement de données pour l’Agence Spatiale Européenne, et une rumeur court, là-bas. Tu te souviens qu’il y a quelque temps, les Américains, les Russes, les Chinois et les Européens ont annoncé qu’ils allaient envoyer une mission inhabitée vers Tierra ? »
Shiv secoua la tête. Sous l’effet de la deuxième tasse, la voix d’Ânand lui semblait se déployer en un remous d’histoire, comme celle de sa mère quand elle lui racontait une histoire héroïque avec Râma et l’audacieux Hanumân.
« La première EXP ? Earth-like Extrasolar Planet, exoplanète de type terrestre ? Non ? Bref, ils ont découvert cette planète nommée Tierra et il y a eu un grand tarrâh et tout sur les chaînes d’informations comme quoi ils allaient construire une sonde et l’y envoyer. Écoute bien, voilà le complot : il n’y a pas de mission Tierra. Il n’y en a jamais eu. Ce n’est qu’un écran de fumée pour cacher ce qu’ils trafiquaient vraiment là-haut. D’après la rumeur, ils ont trouvé quelque chose. Quelque chose qui n’a pas été créé par Dieu et que nous n’avons pas mis là. Une espèce d’objet, très ancien. Très très ancien. Autrement dit âgé non pas de millions, mais de milliards d’années. T’imagines ça ? Des arabs d’années. L’échelle de temps de Brahmâ. Ils en ont fait dans leur culotte de trouille, à tel point qu’ils sont prêts à risquer leur sécurité pour filer ça aux seules personnes capables de faire du décryptage quantique correct. Nous. » Il pointait les pouces vers sa poitrine.
L’Américain doit sortir, maintenant, songea Shiv, qui flottait avec la douce fumée de plus en plus haut dans le cube d’air remplissant la cour, de plus en plus loin des mots creux, de plus en plus près de la rue où les femmes travaillaient et où la grosse voiture de location attendait avec une aiguille à l’intérieur. Le type sort par la porte, pâle, cillant, frigorifié. Il jette même un coup d’œil à l’automobile. Il pense à son café et à son beignet, café et beignet, café et beignet. Ce sont nos habitudes qui nous tuent. Shiv entendit le pistolet à air comprimé cracher son aiguille. Il vit les genoux de l’homme corpulent céder quand les produits chimiques surchargèrent ses neurones moteurs. Il vit Yogendra le charger tant bien que mal dans le coffre de la voiture. Il sourit au spectacle du maigre gamin des rues tirant le gros homme sur le hayon.
Shiv se redressa, les mains autour des genoux, sur le coussin mou. Les bandes des premiers nuages se consumaient, le ciel bleuissait. Une autre journée sèche comme la mort. Il entendait une radio au loin. Pour une raison inconnue, le présentateur semblait surexcité. Des voix de plus en plus fortes, des discussions, un ton dénonciateur. Il pencha la tête en arrière pour observer la vapeur dégagée par le café monter en boucle jusqu’à ce qu’il puisse, en plissant les yeux, la faire fusionner avec les traînées de condensation des avions à réaction. Crois, lui dit le gânjâ du Temple Ball : crois que rien n’est solide, que tout est crédible. L’univers est grand. Merde. L’univers était étroit, mauvais, fourré dans un coin de luminosité, de musique et de peau long de quelques décennies et pas plus large que votre vue périphérique. Ceux qui ne partageaient pas cette opinion étaient des amateurs.
« Et ma troisième question ? »
Yogendra devait l’avoir, maintenant, devait s’être débrouillé pour le mettre dans le coffre avant que les spasmes se calment, devait être reparti dans la circulation, en envoyant chier les voitures taxis phut-phuts camions bus vélomoteurs et vaches sacrées, il devait revenir avec lui.
Les yeux d’Ânand s’écarquillèrent comme s’il comprenait une vérité trop grande même pour un datarâja en herbe partisan de la théorie du complot.
« Voilà le plus dingue. Tu ne fricotes pas avec les Nâth, mais des rumeurs courent sur qui travaille avec eux, sur qui leur client pourrait être.
— Complots et rumeurs.
— Si Dieu n’existe pas, il ne te reste que cela.
— Le client ?
— Personne d’autre que M. Cordialité en personne, l’ami des pauvres, le champion des opprimés, le fléau des Rânâ et pourfendeur des Awadhîs : l’honorable N.K. Jîvanjî. »
Shiv refusa une troisième tasse de café enrichi.
Shiv se relève et descend, lentement comme l’exige le script, vers le premier rang. C’est le signal pour Yogendra de sauter en bas sur le sable. Il s’avance nonchalamment vers Hayman Dane, désormais pantelant. Yogendra lui tourne la tête d’un côté, puis de l’autre, le détaille comme s’il découvrait un nouveau fruit. Yogendra s’accroupit, s’assure que Hayman Dane voit ce qu’il fait et ramasse le lobe sectionné. Il gambade jusqu’au microsabre en cage et lâche d’un geste délicat le morceau d’oreille entre les barreaux. Un claquement de mâchoires. Shiv entend le crissement de la chair sous les dents, léger mais net. Hayman Dane commence à crier, un gémissement strident, celui d’un homme qui mouille son pantalon, d’un homme dans la dernière peur de son existence, d’un homme qui n’en est plus un. Ce vilain bruit indécent fait grimacer Shiv. Il se souvient de la première fois qu’il a vu l’Américain, quand Yogendra l’a amené dans l’arène par le tunnel, Yogendra qui le poussait devant lui des deux mains, le gros homme qui, de peur de perdre l’équilibre, se précipitait en avant de quelques pas mal assurés, regardait bouche bée autour de lui, clignait des yeux pour essayer de comprendre dans quel genre d’endroit il se trouvait. Shiv voit maintenant la tache d’urine s’élargir, tiède et sombre, comme les eaux de la naissance, sur le short marron clair. Il n’arrive pas à croire que ce génie blanc occidental louant ses services à qui veut les rémunérer puisse se résoudre à une fin aussi stupide.
Yogendra bondit à nouveau sur la rambarde. Saï va jusqu’à la cage. Elle lève le microsabre au-dessus de sa tête et entame sa parade, mettant lentement, délibérément un pied devant l’autre. Un pas, deux, trois, virage. Un pas, deux, trois, virage. La danse rituelle qui a séduit et envoûté Shiv la nuit où il a vu la fille, dans cette arène, sur ce sable. La nuit où il a tout perdu. Et voilà qu’elle danse pour lui. Les mouvements de cette femme qui arpente la zone de combats ont quelque chose d’antique, de puissant, une danse de Kâlî. Le microsabre devrait lui avoir ouvert le poignet, arraché la moitié de la tête. Il reste immobile sous les caresses, hypnotisé.
Shiv arrive enfin au premier rang. S’assied.
« Je vous pose la question, Hayman Dane : où est le sundarban ? »
Saï s’accroupit devant l’Américain, une jambe repliée, l’autre tendue sur le côté. Elle plonge son regard dans les yeux larmoyants de Hayman Dane. Elle se drape le félin autour du cou. Shiv retient sa respiration. Il n’avait jamais vu faire cela. Il se retrouve sans tarder avec une puissante et agréable érection.
« Chunar, sanglote Hayman Dane. Le fort de Chunar. Râmânandâchârya. Il s’appelle Râmânandâchârya. Détachez-moi les mains ! Détachez-moi les mains, bordel !
— Pas encore, Hayman Dane, dit Shiv. Il y aura un nom de fichier, ainsi qu’un code. »
L’homme est désormais hystérique, simple animal sans pensée ni intelligence.
« Oui ! crie-t-il. Oui, mais détachez-moi juste les mains ! »
Shiv adresse un hochement de tête à Yogendra. Se pavanant comme un coq, celui-ci trottine jusqu’à l’Américain dont il déverrouille les menottes. Hayman Dane pousse un cri quand le sang se remet à circuler dans ses poignets.