Le soleil déverse une lumière torride dans les rues-canyons de Vârânacî. Tal avance dans la foule de l’heure de pointe, se glisse entre les écoliers à pied et les bicyclettes des fonctionnaires en chemise blanche, entre les marchands ambulants et les ouvriers d’usine, entre les gens qui ont dormi sur les porches et les étudiants en vêtements de marque et chaussures japonaises, entre les chariots livrant des piles de carton de sous-vêtements Lux Macroman et les jolies dames sous l’auvent de cyclo-pousses. À tout moment, quelqu’un dans cette foule pourrait reconnaître en Tal la personne représentée en une du journal qu’il ou elle tient plié sous le bras, dans le bulletin d’informations matinal que diffuse son palmeur, sur les affiches des kiosques à journaux ou les écrans publicitaires qui défilent à chaque intersection ou chauk. Un cri, une main tendue pour attraper la manche d’une veste, un Hé, vous ! Arrêtez ! et ce grouillement d’individus se cristalliserait en une foule, un esprit, une volonté, une intention.
Tal dévale les marches jonchées d’ordures du métro de Vârânacî. Même si les tueurs l’ont suivi dans la cohue du matin, ils n’ont aucune chance d’y arriver dans le labyrinthe du métro. Tal évite la file pour le lecteur rétinien pour s’immiscer dans celle des femmes, qui n’autorisent pas à la compagnie de transport une telle liberté avec leurs yeux, lâche cinq roupies dans le réceptacle et se faufile de l’autre côté de la barrière avant que les dames de New Vârânacî puissent se plaindre.
Eil avance sur le quai jusqu’à la section des femmes et parcourt du regard la foule des voyageurs en cherchant à repérer dans celle-ci le sillage de tueurs. Il serait si facile de mourir là. Une poussée dans le dos au moment où la rame surgit du tunnel. Et le contrecoup arrive, les cendres de la poussée d’adrénaline artificielle s’évacuant de son système sanguin. Tal frissonne, seul, petit et très, très paranoïaque. Une vague d’air électrique, d’une chaleur écœurante : la rame déboule dans la station. Tal monte dans le wagon réservé aux femmes et en redescend deux arrêts plus loin. Eil laisse passer une rame, puis une autre, avant de monter à nouveau dans la section réservée aux femmes. Eil ne sait absolument pas si c’est la bonne chose à faire, s’il y a une bonne chose à faire, s’il existe des manuels pour apprendre à semer des tueurs dans le métro urbain.
La rame automatique repart dans les sous-sols de Vârânacî en cahotant sur les aiguillages. Tal se sent nu au milieu des corps féminins. Eil les entend penser : Ce n’est pas votre place, nous ne savons pas ce que vous étiez, mais vous n’êtes plus des nôtres, hîjrâ. Puis son cœur se fige. Serrée entre un étançon et un extincteur, une employée de bureau a trouvé assez de place pour lire le Bhârat Times. Elle en parcourt la dernière page, celle qui donne les résultats de cricket. Un titre en quatre-vingts points et une photo d’une demi-page s’étalent à la une. Eil se regarde, visage pâle à cause du flash, yeux écarquillés comme deux lunes.
La rame passe sur un nouvel aiguillage. Les voyageurs oscillent comme du blé dans le vent. Tal lâche la bride et traverse le wagon pour se placer face aux grandes manchettes. La fille abaisse le haut de son journal pour regarder Tal, puis replonge dans les potins sur le héros du test-match V.J. Mazumdar et son mariage imminent avec une célébrité. En bas de la une, un sous-titre annonce : PLUSIEURS MORTS DANS L’INCENDIE CRIMINEL D’UN CLUB DE PERVERS.
Gare de Vârânacî, prévient l’aeai dans le chahut des radios et des conversations. Tal s’échappe sur le quai, prenant de l’avance sur la tache des banlieusards qui s’élargit lentement. Il aura le temps de s’arrêter pour méditer sur cette une plus tard, quand le shatabdi aura pris de la vitesse et l’aura emporté à plus de cent kilomètres de Vârânacî.
L’escalier mécanique hisse Tal dans le grand hall. Son palmeur lui a permis d’identifier le prochain départ : le train à grande vitesse pour Kolkata. Droit par la ligne de métal jusqu’aux États du Bengale. Patna et Nânak peuvent attendre. Davantage qu’un nouveau visage, Tal a besoin d’une nouvelle nation. Les Bangladais sont des gens civilisés, cultivés, tolérants. Kolkata deviendra son nouveau foyer. Mais la réservation en ligne est lente, lente, lente, et les guichets entourés d’une foule mortelle. Des journaux abandonnés parsèment le béton entre les bols d’âlû ou de dâl en feuille de manguier. Des chiffonniers fourragent et fouillent. Tous le livreraient pour une poignée de roupies.
Trente minutes avant le départ du train.
La réservation en ligne est encore bloquée. Et le guichet automatique est recouvert d’affichettes portant au marqueur la mention Hors Service.
Foutu Bhârat.
« Hé, dites-moi l’ami, vous voulez acheter un billet très très rapidement ? » Le revendeur, un jeune homme vêtu à la mode sportive avec un duvet comme moustache, se tient tout près de lui, en une intimité faisons-affaire. Il déploie un éventail de billets. « Sûrs et sans arnaque. Réservation garantie. Vous regardez, vous trouvez votre nom dans le wagon, personne ne vous demande rien. On a hacké le système de Bhârat Rail. » Il brandit un palmeur en piètre état.
Allons, allons. Eil ne va pas y arriver. Eil ne va pas y arriver.
« Combien ? »
Le garçon en tenue de sport annonce un prix qui, à n’importe quel autre moment, dans n’importe quelle autre situation, aurait fait éclater de rire le neutre.
« Tenez, voilà. » Eil tend une liasse de roupies.
« Hé, chaque chose en son temps, dit le garçon en conduisant Tal vers les quais. Quel train, quel train ? »
Tal lui répond.
« Venez avec moi. » Il lui fait traverser la foule entourant la buvette à châï où les banlieusards sirotent leur thé sucré avec beaucoup de lait dans de minuscules tasses en plastique. Il glisse une souche de billet vierge dans la fente d’impression du palmeur, saisit l’identité de Tal, presse quelques icônes. « Voilà. Bon voyage. » Il tend le billet avec un grand sourire. Le sourire se fige. La bouche s’ouvre. Un minuscule point rouge apparaît sur le col de son tee-shirt Adidas, s’élargit en un léger flot. Son visage, qui affichait une satisfaction béate, exprime d’abord la surprise puis la mort. Le jeune homme s’effondre sur Tal, un cri monte d’une femme en sari violet, un cri repris par toute la foule au moment où Tal voit par-dessus l’épaule du revendeur abattu l’homme en impeccable veste à la Nehru, pistolet noir à silencieux au poing, hésiter entre s’enfuir après avoir bâclé sa mission et viser posément pour la mener à bien ici, maintenant, devant tout le monde.
Puis un vélomoteur surgit de la foule, se faufilant ici ou là en klaxonnant. La jeune femme qui le conduit se dirige droit sur le tueur, qui l’entend, la voit et réagit avec une toute petite milliseconde de retard. Le deux-roues le percute au moment où il va braquer son arme. Le tueur hurle. Le pistolet lui échappe des mains. L’homme en noir recule en titubant sur le quai, se heurte à un train, glisse entre le bord du quai et le wagon, sous le train pour Kolkata, sur les rails.
La fille fait pivoter son engin face à Tal tandis que la foule se précipite vers le tueur pour voir ce qu’il est devenu. « Montez ! » crie-t-elle en anglais. Une main sort de sous le wagon. Des bras se tendent pour aider l’homme à se relever. « Si vous voulez vivre, venez avec moi. »