« Oui, c’est un merveilleux spectacle », lance le Dr Ghotse. Lisa Durnau sursaute. Elle s’est laissé hypnotiser par les doigts de pluie sur le chaume. Debout devant elle, l’homme tient une tasse de châï dans chaque main. Le breuvage est conforme à ses craintes, mais il la réconforte en effet un peu. Le bateau sent l’humidité et le manque d’entretien. L’idée que Thomas Lull s’est retrouvé là ne lui plaît guère. Elle n’arrive pas à imaginer le bateau sous un autre climat que cette perpétuelle pluie blanche. Elle a lu les symboles tantriques sur les nattes du toit, remarqué le nom peint en blanc sur la proue : Salve Vagina. Aucun doute, Thomas Lull a vécu là. Mais elle avait appréhendé ce qu’elle y trouverait : les affaires de Lull, la vie de Lull après elle, après Alterre, le nouveau monde de Lull. Maintenant qu’elle a vu le peu qu’il y avait à voir, la pauvreté et le dénuement des trois cabines à toit de chaume, l’appréhension se transforme en mélancolie. C’est comme s’il était mort.
Le Dr Ghotse la prie de s’asseoir sur un des divans en tissu qui occupent une longueur de la cabine. Lisa Durnau se défait de sa cape de pluie, qu’elle laisse s’égoutter sur la natte de fibre tendre. Le châï est bon, sensuel.
« Eh bien, là-haut dans le sombre Nord, ils ont commencé une guerre pour elle. Ce ne sont pas des gens civilisés. Perclus de castes. Bon, mademoiselle Durnau, que voulez-vous à mon bon ami Thomas Lull ? »
Lisa Durnau s’aperçoit qu’il existe deux manières de jouer cette scène, ou toute autre du même acabit. Elle peut supposer que Lull a raconté à son bon ami le Dr Ghotse ce et ceux qu’il avait abandonnés. Ou bien, conformément à ses briefings, supposer que personne ne sait rien ni ne peut rien savoir.
Tu es en Inde, maintenant, LD.
Une puce de sonates pour piano de Schubert s’est frayé un chemin entre les coussins.
« Mon gouvernement m’a chargée de retrouver Lull pour lui transmettre certaines informations. Je dois si possible le persuader de rentrer aux États-Unis avec moi.
— Quelles sont ces informations ?
— Je n’ai techniquement pas le droit de le révéler, docteur Ghotse. Je me contenterais de préciser qu’elles sont de nature scientifique et que la perspicacité unique de Lull est nécessaire à leur interprétation.
— Lull. C’est comme ça que vous l’appelez ?
— Il vous a parlé de moi ?
— Suffisamment pour que je sois surpris de vous voir vous soucier des affaires de votre gouvernement. »
Occupe-t’en correctement. Empêche-les de foutre des bandeaux publicitaires Coca-Cola sur les nuages, lui avait-il demandé. Le souvenir de Lull ce soir-là dans le bar étudiant d’Oxford est encore plus proche, plus vivant que cette demeure dans laquelle il vivait tout récemment. Elle ne le sent pas, ici, sous cette canopée de bruit de pluie. Elle l’imagine courir sous cette pluie, fendre à la manière d’une loutre l’eau tiède du bras mort, comme la fillette du radeau avec sa marmite en étain. Que t’ont-ils demandé de devenir ?
Lisa Durnau sort et ouvre le bloc de données. Le Dr Ghotse, assis les chevilles croisées, a posé sa tasse sur la table basse sculptée.
« Vous avez raison. La vérité, la voilà. Vous ne la croirez peut-être pas, mais pour autant que je sache, tout est exact. » Elle affiche l’image de Lull produite par le Tabernacle.
« Le professeur Lull, reconnaît le Dr Ghotse. La photo n’est pas très bonne. Beaucoup trop de grain.
— C’est parce qu’elle a été générée par un artefact extraterrestre découvert par la NASA dans un astéroïde appelé Darnley 285. Artefact qu’on appelle le Tabernacle.
— Ah, le tabernacle, comme le sanctuaire qui abritait l’arche d’Alliance des Hébreux.
— Je ne suis pas sûre que vous ayez entendu ce que je viens de dire. Le Tabernacle n’est pas une création humaine, mais celle d’une intelligence extraterrestre.
— Je vous ai bien entendu, mademoiselle Durnau.
— Vous n’êtes pas surpris ?
— L’univers est très vaste. La surprise serait qu’il n’en soit pas ainsi. »
Lisa pose le bloc sur la table entre les tasses de châï.
« Il y a autre chose que j’ai besoin que vous compreniez. Cet astéroïde Darnley 285 est très vieux. Plus âgé que notre système solaire. Vous arrivez à comprendre ça ?
— Mademoiselle Durnau, les cosmologies occidentales et hindoues font l’une comme l’autre partie de mon éducation. C’est en effet un prodige qu’un objet ait survécu à la destruction survenue à la fin du Dvâpara Yuga, voire à des millénaires avant celle-ci. Ce Tabernacle pourrait être un vestige de l’Âge de Vérité lui-même.
— Si je veux trouver Thomas Lull, c’est pour lui demander pourquoi son visage apparaît à l’intérieur d’un corps rocheux vieux de sept milliards d’années.
— Ce serait une question », reconnaît le Dr Ghotse.
La pluie a réussi à traverser le chaume de coco. Un petit égouttement, mais qui prend de l’ampleur, tombe sur la table basse aux sculptures représentant deux amants tantriques entrelacés. La mousson au-dessus de Lisa Durnau, sous elle, derrière et devant elle, dissolvant les certitudes de l’aéroport Kennedy, de New York, de l’hypersonique. Cette pluie, cette Inde.
Le rugissement, la pluie, l’odeur d’égouts, d’épices et de pourriture, l’incessant chaos de la circulation, le chien crevé à demi réduit en os noirs dans le caniveau, le vol circulaire des milans aux yeux de charognard, les bâtiments écaillés aux taches de moisissure, la douce puanteur d’alcofuel au sucre de canne et de ghî en train de brûler en provenance des vendeurs de pûrîs, les enfants se pressant autour d’elle, propres et nourris mais réclamant roupie roupie, stylo stylo, les colporteurs, vendeurs, diseurs de bonne aventure et masseurs se dirigeant sur une femme blanche sous la pluie : le peuple. Les gens. À moins de cent mètres de son hôtel, le Kerala la terrassa. Ce qu’elle entendit, ce qu’elle sentit ou ressentit, ce qu’elle vit, tout se combina en une attaque massive contre sa susceptibilité. L. Durnau la fille de prêcheur. C’était le monde de Thomas Lull. Elle devait s’y frotter aux conditions de Thomas Lull.
Elle se fit couper les cheveux par un aveugle au salon de coiffure Gangâ Devî et ne s’aperçut qu’après, en tapotant sa coupe au carré, que celle-ci la faisait ressembler à l’image du Tabernacle. Accomplissement de la prophétie. Elle acheta des bouteilles d’eau au milieu de la mousson, ainsi que des vêtements de pluie légers et efficaces, puis fit reproduire à des dizaines d’exemplaires la photo de Thomas Lull tirée du bloc de données – qu’elle commençait à considérer comme une des Tables de la Loi – dans une petite imprimerie coincée derrière un pîpal aux branches duquel pendaient des cordons brahmanes rouges et orange. Elle commença ensuite son enquête.
Le conducteur de cyclo-pousse semblait avoir douze ans. Lisa doutait qu’un garçon aussi maigre arrive à transporter le moindre passager, mais il lui colla aux basques sur trois pâtés de maisons, en la hélant, « Hello, hello, madame », tandis qu’elle slalomait entre les parapluies. Elle l’arrêta à l’endroit où la route se rétrécissait, à l’entrée du fort.
« Tu parles anglais ?
— Anglais-indien, américain ou australien, madame ?
— J’ai besoin de garçons parlant anglais.
— Il y en a plein, madame.
— Voilà cent roupies. Si tu en ramènes autant que tu peux dans une demi-heure au salon de châï qui est là, je t’en donnerai deux cents autres. J’ai besoin de garçons qui parlent anglais, savent tout et connaissent tout le monde. »
Il fourra le billet dans une poche de son pantalon Adidas, remua la tête de la manière qui, avait appris Lisa, signifiait d’accord.