« Hé ! Comment tu t’appelles ? » lui cria-t-elle alors qu’il repartait dans la circulation en jouant mélodieusement de la sonnette. Il lui sourit par-dessus son épaule sans cesser de pédaler dans l’eau tourbillonnante.
« Kumâramangalam. »
Lisa Durnau s’installa dans le salon de thé et surfa une demi-heure sur Alterre. Une semaine équivalait littéralement à une époque géologique, au rythme de vingt mille ans par heure. Des floraisons algales dans le Biome 778, dans le Pacifique Est, avaient généré un microclimat océanique auto-entretenu qui provoquait un changement de direction des vents similaire à El Niño sur VraieTerre. Les forêts humides des montagnes mouraient, les complexes écosystèmes symbiotiques des arbres à fleurs, les colonies d’oiseaux pollinisateurs et les complexes sociétés arborico-sauriennes de la canopée se désagrégeaient. En quelques jours, une dizaine d’espèces avaient peu à peu disparu, ainsi qu’un système équilibré d’une rare beauté. Lisa savait devoir prendre en compte la nature bouddhique d’Alterre : ce n’étaient que des espèces virtuelles qui se disputaient la mémoire, les ressources et un ensemble de paramètres mathématiques de onze millions d’ordinateurs. Pourtant, chaque extinction la chagrinait. CyberTerre pouvait avoir une véritable existence physique quelque part dans le polyvers post-expansion, elle l’avait prouvé. C’était une véritable mort, une véritable annihilation, véritable et définitive.
Jusqu’à ce jour. Dans un salon de châï kéralais, on aurait dit des jeux, des jouets. Une mini-exhibition de monstres. Les clients regardaient tous le soap sur l’écran plat. Elle avait lu que les aeais en avaient créé non seulement les personnages, mais aussi les acteurs qui les interprétaient. Un vaste édifice artificiel menaçait de submerger la dramatique, comme les énormes tours incrustées qui dominaient l’architecture des temples dravidiens. Il n’y a pas qu’une CyberTerre, s’aperçut-elle. Il y en a des milliers.
Kumâramangalam revint au bout de la demi-heure. C’était quelque chose qu’elle découvrait, dans ce monde étranger. Il n’avait que l’apparence du chaos. Les choses se faisaient, et se faisaient bien. Vous pouviez compter sur les gens pour porter vos bagages, nettoyer vos vêtements, retrouver votre ancien amant. Les garçons des rues s’entassèrent dans le salon de thé, dont le propriétaire jeta plusieurs regards courroucés à l’effrontée Occidentale. Les autres clients déplacèrent leurs sièges en se plaignant à voix haute de ne pas entendre la télévision. Kumâramangalam se plaça près de Lisa d’où il cria sur l’un puis sur l’autre, et ils semblèrent lui obéir. Il se plaçait déjà en position de lieutenant. Comme l’avait soupçonné Lisa, la plupart n’avaient qu’une connaissance petit-nègre de l’anglais, mais elle disposa les photographies de Thomas Lull en éventail sur la table.
« Une chacun », ordonna-t-elle à Kumâramangalam. Des mains arrachèrent les photos imprimées au fur et à mesure que le conducteur de cyclo-pousse les tendait. Il en renvoya certains sans photo, en harangua longuement d’autres en malayâlam. « Bon, j’ai besoin de trouver cet homme. Il s’appelle Thomas Lull. Il est américain. Il vient du Kansas, vous comprenez ? »
Kansas, répétèrent les garçons des rues. Elle brandit le cliché. Celui dont se servait son éditeur pour les relations publiques, celui qui le représentait en homme sensible appuyé sur une main et souriant avec sagesse. Il avait détesté.
« Voilà à quoi il ressemblait il y a quatre ans. Il est peut-être encore là, il est peut-être reparti. Vous savez où vont les touristes et où vont les gens qui décident de rester. Je veux savoir soit où il est, soit où il est parti. Vous comprenez ? »
Un murmure océanique.
« D’accord. Je vais donner de l’argent à Kumâramangalam. Voilà cent roupies. Il y en aura quatre cents autres si vous me rapportez l’information. Je la vérifierai avant de vous payer. »
Kumâramangalam traduisit. Certains hochèrent la tête. Elle prit son nouveau lieutenant à part pour lui remettre la liasse de billets.
« Et voilà tes deux cents, et encore mille si tu gardes un œil sur eux.
— Madame, je les garderai en rang, comme vous dites en américain. »
Durant sa première année au Keble College, Lisa Durnau avait suivi le cours intensif d’anglophilie et lu tout Sherlock Holmes. Les gamins des rues qu’employait à l’occasion ce dernier lui avaient toujours semblé mériter davantage de place. Et voilà qu’elle avait les siens. Tandis que Kumâramangalam la ramenait sous la pluie à son hôtel, elle les imagina courir dans toute la ville, ici dans une boutique, là dans un café, un restaurant, un temple, une agence de voyages, un bureau de change, un cabinet d’avocats, une agence immobilière ou de financement. Cet homme, cet homme ? Cela lui plut beaucoup. Les femmes font les meilleurs détectives privés. À l’hôtel, elle nagea cinquante longueurs dans la piscine extérieure, tandis que la pluie s’abattait autour d’elle et que le personnel regroupé sous un auvent la regardait d’un air grave. Elle enfila ensuite un sarong et un haut imprimé de dieux d’un bleu criard, puis partit en phut-phut faire le tour des endroits qu’aurait visités Thomas Lull : les bars à touristes avec des filles.
La pluie ajoutait un nouveau vernis lugubre aux bars d’étage et aux boîtes de nuit. Les Occidentaux assez stupides pour se faire coincer en ville par les pluies abondantes étaient tous des barbouzes travaillant pour des gouvernements ou de grosses entreprises. Les propriétaires de boîtes de nuit, baristas et restaurateurs qui secouèrent la tête en pinçant les lèvres quand elle leur montra ses photographies étaient cent ce-que-Lull-avait-pu-devenir : avec des kilos en trop et de moins en moins de cheveux, vêtus de chemises de plage extra-larges qui leur pendaient comme une grand-voile sur le ventre. Les clients autochtones quittèrent leurs tabourets pour venir bavarder et tenter de glisser la main dans son slip brésilien. Elle fit vingt bars avant d’en avoir assez. En rentrant dans le vrombissement du phut-phut, elle se laissa à moitié hypnotiser par le rythme de la pluie dans les phares et se demanda comment les nuages pouvaient se vider ainsi sans jamais s’assécher. À l’hôtel, elle essaya de regarder CNN, mais la chaîne lui sembla aussi étrangère et aussi peu pertinente qu’Alterre. Une image se logea en elle : la pluie chaude de la mousson tombant sur un iceberg dans le golfe du Bengale.
Kumâramangalam tournait autour de l’hôtel sur son cyclo-pousse quand elle se hasarda à l’extérieur le lendemain matin. Il l’emmena par un grand demi-tour dans la circulation jusqu’à un cybercafé de l’autre côté de la rue. Personne ne marchait, dans ce pays. Tout comme dans celui où habitait Lisa.
« Ce garçon a l’information », dit-il. Lisa n’était même pas sûre l’avoir vu dans la bande de la veille. Le gamin agita la photographie.
« Quatre cents roupies quatre cents roupies.
— On vérifie l’info d’abord. Tu auras ton argent ensuite. »
Kumâramangalam lança un regard furieux à l’insolent. Ils partirent sur son cyclo-pousse. Le garçon ne voulut pas faire le trajet à l’arrière avec une Occidentale : il s’installa devant Kumâramangalam, les pieds sur les écrous d’essieux et les fesses sur le guidon, d’où il dirigea le cyclo-pousse-wallah dans la circulation. Ce fut un trajet long et pesant. Kumâramangalam dut descendre et pousser à plusieurs reprises. Le garçon l’aida. Lisa Durnau s’agrippa à son sac, assaillie par une culpabilité presbytérienne sur l’éthique du travail. Ils finirent par dévaler une pente et passer sous une arche illégalement constellée d’affiches de filmis pour arriver dans une cour entourée de balcons et de cloîtres en bois dans le style kéralais. Une vache mâchait de la paille détrempée. Des hommes quittèrent un instant des yeux une batterie de machines à coudre pour les regarder. Le garçon les conduisit à l’étage, où tous trois passèrent devant un actuaire et un grossiste ayurvédique avant d’arriver à un bureau ouvert sous une enseigne écaillée qui annonçait Location de bateaux Au Lotus Flottant Gunaratna. Un Malayâli grisonnant et un Occidental plus jeune en tee-shirt de marque de surf levèrent les yeux.