« Vous venez pour l’homme sur la photographie ? » demanda l’autochtone, Gunaratna. Lisa Durnau hocha la tête. M. Gunaratna chassa d’un geste les deux garçons de son bureau. Ils s’accroupirent sur le balcon, l’oreille tendue.
« Cet homme. » Elle fit glisser la Table sur le bureau, comme on donne des cartes au poker. Gunaratna la montra à son associé. L’homme au tee-shirt de surf hocha la tête.
« Ça fait un bail. » Il était océanien, australien ou peut-être néo-zélandais, Lisa n’avait jamais pu faire la différence, mais il y avait bien des gens incapables de distinguer les Canadiens français des Américains.
« Plusieurs années », confirma Gunaratna. Lisa comprit d’un coup qu’ils attendaient un bakchich. Elle déploya trois mille roupies.
« Pour vos recherches documentaires », suggéra-t-elle. Gunaratna fit disparaître l’argent en douceur.
« On ne se souvient de lui que parce qu’il nous a acheté un bateau, dit l’Australien.
— Nous dirigeons un service sur mesure d’affrètement d’embarcations sur les bras morts, intervint Gunaratna. Il est très rare que quelqu’un veuille acheter, mais une telle offre…
— En liquide. » Le jeune Océanien avait posé une fesse sur un coin du bureau.
« En liquide, impossible de refuser. C’était un très bon bateau. Avec non pas un, mais deux certificats officiels de navigabilité.
— Vous avez une trace de la transaction ?
— Madame, nous sommes une entreprise intègre à la réputation irréprochable. Toutes nos transactions sont archivées en triple exemplaire, conformément à la régulation fiscale. »
L’Australien déploya un écran déroulant grâce auquel il interrogea une base de données.
« Voilà votre homme. »
22 juillet 2043. Houseboat/kettuvallam de dix mètres aménagé avec mobilier et moteurs à alcofuel de dix chevaux, dernière révision le 18/08/42, amarré à Alumkadavu. Vendu à J. Noble Boyd, citoyen américain, passeport numéro… Tout à fait Lull, de se servir comme fausse identité du nom du pasteur du Kansas qui avait considéré de son devoir religieux de s’opposer aux hérésies évolutionnistes d’Alterre. Lisa Durnau nota l’immatriculation du bateau dans la Table.
« Merci, vous m’avez été très utiles. »
L’Australien repoussa mille des roupies dans sa direction.
« Si vous retrouvez le Dr Lull, pourriez-vous le persuader de faire une autre série du genre Living Universe ? Je n’avais pas vu de meilleures émissions scientifiques depuis des années. Elles faisaient réfléchir. Il n’y a plus que du soap, maintenant. »
En sortant, elle donna au garçon ses quatre cents roupies. Au fond du cyclo-pousse que Kumâramangalam poussait sur la longue pente douce conduisant au centre-ville, Lisa Durnau put pour la première fois mettre à contribution toute la puissance de la Table. Le temps que Kumâramangalam remonte en selle, elle avait sa réponse. Les bureaux du district de Palakkâd de la Ray Power avaient enregistré sous le numéro 18736BG un branchement au kettuvallam Salve Vagina, à Tekkadi, amarrage de la route St Thomas. Au nom de J. Noble Boyd. Du révérend J. Noble Boyd.
Salve Vagina.
L’hydroptère côtier ne fonctionnait pas pendant les mois de mousson, aussi Lisa Durnau passa-t-elle quatre heures appuyée à la vitre d’un car express climatisé à regarder les buffles dans les étangs des villages ou les paysannes ployer sous leur fardeau le long des sentiers surélevés qui séparaient les champs inondés, en s’efforçant d’ignorer le tch tch tch qui sortait des oreillettes du lecteur de fichiers de son voisin, bruit aussi irréfutable et aussi ennuyeux que la narine siffleuse de la commandante Beth. Elle n’arrivait pas à croire qu’elle était allée dans l’espace. Elle sortit la Table et parcourut les données du Tabernacle. Hé, eut-elle envie de dire à son voisin amateur des Hindî Hits !, regardez ça ! Avez-vous la moindre idée de ce que ça signifie ?
C’était la question qu’elle devait poser à Thomas Lull. Elle s’aperçut qu’elle redoutait cette rencontre. Quand sa disparition avait traversé la limite subtile mais nette entre temporaire et définitive, Lisa Durnau avait souvent imaginé ce qu’elle dirait si, à la Elvis, elle tombait sur Thomas Lull dans une allée de supermarché ou un duty-free d’aéroport. Rien de plus facile que de trouver des répliques spirituelles quand on sait qu’on n’aura jamais à s’en servir. Désormais, chaque kilomètre dans la pluie, chaque palmier dégoulinant la rapprochait de cette rencontre impossible, et elle ne savait pas ce qu’elle allait dire. Elle mit ce problème de côté au moment de chercher un phut-phut dans le tourbillon de gens et de véhicules trempés à l’endroit plus large de la route qui constituait la gare routière de Tekkadi. Mais alors qu’elle contournait en cahotant des flaques grandes comme un lagon sur la longue route droite qui longeait le bras mort, son appréhension réapparut, devint une épouvantable sensation nauséeuse dans son abdomen. Elle doubla un vieillard en énorme tricycle rouge qui avançait laborieusement sous la pluie. Le chauffeur du phut-phut la déposa au mouillage, où Lisa Durnau resta paralysée sous la pluie. Puis le tricycle rouge la dépassa en grinçant, effectua un virage à angle droit et cahin-caha, monta par la passerelle sur le pont arrière.
« Eh bien, mademoiselle Durnau, reprend le Dr Ghotse, même si je ne vois pas bien en quoi le professeur Lull peut vous aider, vous vous êtes montrée franche avec moi, il ne serait pas convenable que je ne vous rende pas la pareille. » Il sort dans la pluie fouiller dans le coffre de son tricycle, revient avec une feuille de papier repliée et imbibée d’eau. « Tenez. »
C’est un tirage papier d’un courrier électronique. Âmâr Mahal Hotel, Ghât Mânasarovar, Vârânacî. Mon cher Dr Darius. Ban, ce n’est pas la petite école de plongée que je m’étais promise. Malgré tous vos bons conseils, je suis dans le sombre Nord avec Aj. La fille asthmatique, vous vous souvenez ? Il y a là un profond mystère… et je n’ai jamais pu résister à un mystère. C’est le dernier endroit sur Terre où je devrais être… j’ai déjà été mêlé à un petit incident ferroviaire dont vous avez peut-être entendu parler… mais pourriez-vous me faciliter mon séjour dans cet enfer en expédiant le reste de mes affaires à cette adresse ? Je vous rembourserai par virement électronique.
Suit une liste de livres et d’enregistrements, dont le Schubert niché entre les coussins.
« Aj ? »
Le Dr Ghotse corrige sa prononciation. « Une jeune femme que le professeur Lull a rencontrée en boîte. Il lui a enseigné une technique pour contrôler son asthme.
— La méthode Buteyko ?
— En effet. Très inquiétant. En tant que médecin, je ne la recommanderais pas. Il a été perturbé au plus haut point que cette jeune femme sache qui il est.
— Stop. Je ne suis pas la première ?
— Je doute qu’elle représente un gouvernement quelconque. »
Lisa Durnau frissonne malgré la chaleur moite qui règne à l’intérieur de la cabine. Elle affiche la première image du Tabernacle sur la Table, qu’elle tourne vers le Dr Ghotse.