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« Encore une fois, la photographie n’est pas très bonne, mais c’est bien la jeune femme en question.

— Docteur Ghotse, c’est aussi une image venant de l’artefact découvert à l’intérieur de Darnley 285. »

Le Dr Ghotse se laisse aller sur le dossier du divan.

« Eh bien, mademoiselle Durnau, comme le dit le professeur Lull dans sa lettre, il y a en effet là un profond mystère. »

Dehors, la pluie semble enfin se calmer un peu.

31

Lull

Dans le bureau de l’homme de loi, fenêtres et volets sont grands ouverts. Le vacarme qui monte de la rue est accablant.

« Toutes mes excuses, dit maître Nagpal en conduisant ses visiteurs aux fauteuils club au cuir craquelé avant de s’installer quant à lui derrière son bureau richement sculpté. Mais sans ça, la chaleur… notre climatisation, c’est au propriétaire de la maintenir en bon état. Une lettre bien sentie, je pense. Je vous en prie, prenez du châï. Pour ma part, dans une chaleur aussi torride, rien ne me paraît plus rafraîchissant que du châï brûlant. »

Thomas Lull ne partage pas ce point de vue, mais l’avocat a actionné sa petite sonnette pour appeler le wallah de bureau.

« J’ai entendu dire qu’il pleuvait déjà au Jhârkhand. » Le boy apporte sur un plateau de cuivre du châï brûlant et douceâtre, dont il sert une tasse à chacun. Nagpal vide la sienne d’un coup. Maître Nagpal, du cabinet Nagpal, Pahelvân et Dhâvan, se comporte en homme plus âgé qu’il n’est. Thomas Lull a longtemps adhéré à la théorie voulant que chaque être humain ait un âge spirituel intérieur auquel il restait toute sa vie. Lui-même est coincé à vingt-cinq ans. L’avocat approche de la soixantaine, même si à en juger à son visage et à ses mains, Thomas Lull ne lui donnerait pas plus de trente ans. « Bien, en quoi puis-je vous être utile ?

— Votre cabinet a envoyé une photographie à ma collègue ici présente », explique Lull.

Nagpal fronce les sourcils, pince les lèvres en un petit oh ? Aj pousse son palmeur sur le bureau. Elle reste calme et détendue, malgré la température qui, estime Thomas Lull, dépasse les quarante degrés. Son tilak semble briller dans l’ombre du bureau.

« On me l’a envoyée le jour de mes dix-huit ans, précise-t-elle.

— Ah, oui, je vois ! » Nagpal déplie son palmeur protégé par un étui en cuir façonné à la main, ouvre un dossier. Thomas Lull interprète le jeu des doigts de l’avocat, le mouvement de ses pupilles, la dilatation de ses narines. De quoi avez-vous peur, maître Nagpal, avec vos diplômes et certificats sur le mur ? « Voilà, Ajmer Rao. Vous avez fait tout ce chemin de Bengaluru, vraiment extraordinaire, surtout en ces temps troublés. La photographie représente, je crois, vos parents naturels.

— Foutaises, intervient Thomas Lull.

— Monsieur, la photographie montre…

— Jean-Yves et Anjâlî Trudeau. Des chercheurs en vie-A réputés, avec qui j’ai travaillé des années. Et à l’époque où Aj a théoriquement été conçue, j’étais en contact quotidien avec Anjâlî et Jean-Yves à Strasbourg. S’il y avait eu grossesse, je l’aurais su.

— Sans vouloir vous offenser, monsieur Lull, il y a des techniques modernes, des mères porteuses…

— Maître Nagpal, Anjâlî Trudeau n’a pas produit un seul œuf viable de sa vie. »

L’avocat se mâche la lèvre inférieure de dégoût.

« Nos questions sont donc les suivantes : qui sont les parents naturels d’Aj, et qui vous a chargé d’expédier cette photo ? Quelqu’un s’amuse à la tromper.

— Je regrette sincèrement la confusion dans laquelle se trouve Mlle Rao, mais il ne m’est pas permis de divulguer cette information, monsieur Lull. C’est une question de secret professionnel.

— Je peux toujours leur parler directement. Je ne suis ici que pour la forme.

— Je ne pense pas, monsieur. Veuillez pardonner ma brutalité, mais M. et Mme Trudeau sont décédés. »

Thomas Lull a l’impression que la pièce sombre, étouffante et désordonnée se retourne entièrement.

« Hein ?

— J’ai le regret de vous informer que M. et Mme Trudeau ont trouvé la mort hier matin dans l’incendie d’un appartement. Dans des circonstances peu claires qui font l’objet d’une enquête de police.

— Vous voulez dire qu’ils ont été assassinés ?

— Je suis en mesure d’ajouter, monsieur, que l’incident a attiré l’attention du service gouvernemental qu’on appelle familièrement le Ministère.

— Les flics Krishna ?

— Comme vous dites. L’appartement aurait été le site du sundarban Badrinâth.

— Ils travaillaient avec les datarâjas ? »

Maître Nagpal écarte les mains.

« Je ne suis pas en mesure de faire de telles suppositions. »

Thomas Lull parle lentement et distinctement afin que l’avocat ne puisse se méprendre sur son propos.

« Le sundarban Badrinâth vous a-t-il chargé d’envoyer la photographie à Aj ?

— Monsieur Lull, j’ai une mère, des frères, une sœur mariée avec trois enfants, que la clémence des dieux soit sur elle. Je suis notaire et magistrat suppléant dans un endroit moins que salubre. Il y a en jeu dans cette affaire des forces que je n’ai pas besoin de comprendre pour savoir puissantes. Je n’ai fait que suivre mes instructions et encaisser mes honoraires. Je ne peux répondre à aucune de vos questions, veuillez le comprendre. Mais je peux exécuter la dernière instruction de mes clients. »

Nagpal actionne sa sonnette, lance un ordre en hindî à son bâbû qui revient avec un étui de la taille d’un livre, enveloppé dans de la soie de Vârânacî. L’homme de loi dénoue le carré de soie tissée à la main et dévoile ainsi deux objets : une photographie et une boîte à bijoux en bois sculpté. Il tend la première à Aj. C’est un cliché de type familial, avec une mère, un père et une fille souriant près de l’eau devant les tours d’une ville étincelante. Mais l’homme et la femme sont désormais morts, et la fille qui cligne des yeux dans le matin radieux a le crâne rasé, avec une cicatrice dénotant une récente intervention chirurgicale.

Aj se passe la main sur les cheveux.

« Je suis désolé de vos ennuis, dit maître Nagpal. C’est la deuxième partie de ce qu’ils désiraient vous donner. » Il lui passe la petite boîte à bijoux pour qu’elle l’ouvre. Thomas Lull sent l’odeur du bois de santal tandis qu’elle soulève le fermoir en cuivre.

« Mon cheval ! »

Elle tient entre le pouce et l’index le cercle universel du chakra embrasé. Au centre danse un cheval blanc cabré.

Derrière les tours de craquage et les dépôts pétroliers de la rive orientale, s’étend un ciel d’obsidienne, courtine d’une forteresse de dix kilomètres de haut. De là où il est assis, sur les marches supérieures du ghât Dasâshvamedha, Thomas Lull en sent la pression dans ses sinus. Un vague soleil jaune recouvre la cité et le fleuve. Les larges bancs de sable de la rive est, où les nâgâs exécutent leurs actes d’ascétisme, sont blancs sur fond de ciel noir. Le vent transporte les pétales d’œillets d’un bout à l’autre du ghât Dasâshvamedha, fait tanguer les embarcations sur le fleuve. Même au Kerala, Thomas Lull n’a jamais connu pareille humidité. Il imagine la chaleur, l’humidité, les substances chimiques se lovant autour de ses voies respiratoires avant de les resserrer.

Le nez sert à respirer, la bouche à parler.

Il règne dans la ville une atmosphère tendue. Canicule et guerre. La colère de Sarkhand a débordé dans les rues. Des incendies. Des morts. Les neutres d’abord, puis les musulmans, comme toujours. Désormais, des pick-up Mahindra enfoncent les devantures des magasins des chaînes de restauration rapide américaines de la Nouvelle Ville et les kârsevaks déversent de l’alcofuel sur les hamburgers à la blasphématoire viande de bœuf. Pour la première fois, Thomas Lull a conscience de son accent et de sa couleur de peau.