L’officier militaire lui avait pris son passeport en l’abandonnant seul dans la réserve aveugle du centre médical du petit village dans lequel les Forces de Défense Bhâratîes s’occupaient des rescapés de l’attaque du train. Thomas Lull resta assis sur la chaise métallique placée sous l’ampoule nue, soudain effrayé, soudain nu tandis que dans la pièce voisine, des hommes parlaient fort en hindî de son passeport au téléphone. Il n’avait jamais consciemment cru à la grâce américaine, que ce petit livret faisait de lui un aristocrate dans le monde, le parait d’invulnérabilité, et pourtant, pris dans l’affrontement de deux forces incompréhensibles, il l’avait brandi comme un crucifix. Il n’avait pas pensé que cela pourrait faire de lui un acteur, au mieux le partisan d’une puissance hostile, au pire un espion. Thomas Lull passa trois heures dans cette pièce, tandis que les claviers crépitaient sous les doigts des bâbûs militaires saisissant les témoignages d’un flot de voix et que des femmes gémissaient dehors dans la rue. Puis un lieutenant potelé, avec un joli tilak bleu au milieu de la langue à force de lécher la pointe de son stylo, arracha des fiches et tamponna des pages avant de tendre à Thomas Lull une poignée de papiers, rose, bleu et jaune, ainsi que son respectable passeport noir.
« Voici un permis de voyager, votre carte d’identité temporaire et votre billet, indiqua-t-il en les désignant tour à tour avec son stylo. Les bus partent devant le temple de Durgâ, le vôtre est le 19. Permettez-moi, au nom du gouvernement du Bhârat, de regretter les épreuves que vous avez subies et de vous souhaiter une bonne fin de voyage. » Son stylo fit ensuite signe à la femme qui suivait Lull dans la file.
« Ma compagne de voyage, une jeune femme avec un tilak de Vishnu ?
— Tous les bus, tout le monde, devant le temple. Que Dieu vous garde, monsieur. »
Le lieutenant chassa Thomas Lull du bout de son stylo. La rue du village était éclairée par les phares des véhicules. Thomas Lull avança entre deux rangées de cadavres, étendus les uns près des autres comme des amants. Le temps qu’il arrive à mi-chemin des bus blancs, l’armée, à court de housses mortuaires, laissait les cadavres à découvert. Il s’efforça de ne pas respirer la puanteur de la chair brûlée. Des médecins militaires s’affairaient déjà à prélever les cornées.
« Aj ! » cria-t-il. À la recherche d’images, les équipes des chaînes d’informations déclenchèrent leurs flashes et dressèrent les torches de leurs caméras. Derrière la forêt de perches à micros, les camions satellite déployèrent leurs paraboles comme des coquelicots en train de fleurir. « Aj !
— Lull ! Lull ! » Une main pâle s’agitant à la fenêtre d’un bus. Un reflet sur le tilak. Lull se fraya un chemin dans la foule, tournant le dos aux caméras porteuses de logos américains. « Vous en avez mis, du temps, lui dit-elle au moment où il se laissait tomber à ses côtés.
— Ils voulaient s’assurer que je n’étais pas un agent d’une puissance étrangère. Et vous ? J’aurais cru, avec cette manifestation de…
— Oh, ils m’ont relâchée tout de suite. Je crois qu’ils avaient peur. »
Le bus roula le reste de la nuit et toute la journée. Les heures se brouillaient dans la chaleur, dans la platitude et les villages aux peintures publicitaires pour de l’eau ou des sous-vêtements, dans le vacarme permanent des klaxons. Ce que vit Thomas Lull, ce fut des cadavres aux yeux rouges allongés dans la rue du village et Aj un genou à terre, la main tendue, et les robots ennemis qui lui obéissaient.
« Il faut que je vous demande…
— J’ai vu leurs dieux et je leur ai demandé. C’est ce que j’ai raconté aux soldats. Je ne pense pas qu’ils m’ont crue, mais bon, ils semblaient avoir peur de moi.
— Les robots ont des dieux ?
— Tout le monde en a un, monsieur Lull. Il faut juste le trouver. »
À la pause toilettes suivante, Thomas Lull acheta un journal pour se convaincre que tous ses fragments d’impressions et de vécu n’étaient pas un faux souvenir. Des extrémistes du Hindutvâ bhâratî avaient attaqué un shatabdi d’Awadhî Rail dans un regrettable excès de zèle patriotique (disait l’éditorial), mais les courageux javâns de la division d’Allâhâbâd avaient repoussé la brutale riposte lancée sans justification par les Awadhîs.
Si occidental progressiste qu’on soit, il y a toujours une partie de l’Inde qui vous choque. Pour Thomas Lull, c’est cette strate enfouie de colère et de haine qui peut, d’un coup, faire se précipiter un homme chez son voisin de toujours pour le couper en deux à la hache, puis brûler sa femme et ses enfants dans leurs lits, avant de reprendre sa vie de voisin une fois tout cela fait et consommé. Même sur les ghâts, au milieu des fidèles, des dhobî-wallahs et des colporteurs pourchassant les derniers touristes, la foule hystérique n’est qu’à un cri de distance. La philosophie de Thomas Lull n’a rien pour expliquer cela.
« À un moment, j’ai envisagé de collaborer avec les sundarbans, explique Thomas Lull. Je venais de témoigner auprès de la Commission Hamilton. Elle avait raison de se montrer soupçonneuse : Alterre cherchait aussi à mettre en place un écosystème alternatif dans lequel l’intelligence pourrait évoluer selon ses propres termes. Je ne pense pas que j’aurais pu rester aux US. J’aime croire que je me suis montré noble et inflexible sous la persécution, comme Chomsky durant les guerres de Bush, mais je suis une vraie poule mouillée face au pouvoir armé. Ce dont j’avais peur, c’était qu’on m’ignore. D’écrire, de parler et de discuter sans que personne ne fasse attention à moi. Enfermé dans la salle blanche. À crier dans son oreiller. C’est pire que la mort. C’est ce qui a fini par avoir la peau de Chomsky. Étouffé par la stupidité.
« Je savais ce qu’ils avaient ici, tous ceux qui s’intéressaient aux aeais savaient ce qu’ils cachaient dans leurs cyberâbâds. Le mois précédant l’entrée en vigueur des lois Hamilton, ils faisaient sortir des bévaoctets d’informations des États-Unis. Washington a exercé une pression incroyable sur tous les États indiens pour qu’ils ratifient l’Accord International sur l’Enregistrement et l’Autorisation des Intelligences Artificielles. Et je me suis dit qu’ils pourraient au moins avoir quelqu’un pour prendre leur défense, une voix américaine qui défende l’opinion inverse.
« Jean-Yves et Anjâlî voulaient me faire venir… Ils savaient que même si l’Awadh s’alignait sur Washington, ils ne pourraient jamais obtenir mieux des Rânâ qu’un compromis national sur les aeais autorisées, histoire de protéger leurs soapis. Ma femme s’est ensuite barrée avec la moitié de mes biens terrestres, et moi qui me croyais équilibré, raffiné et cool, je n’étais rien de tout ça. J’étais l’opposé de tout ce que je croyais être. J’ai perdu la tête un certain temps, je pense. Je ne l’ai pas encore retrouvée. Mon Dieu, je n’arrive pas à croire qu’ils sont morts.
— Sur quoi travaillaient-ils, au sundarban, à votre avis ? »
Aj est assise les jambes croisées sur le niveau en bois où les prêtres accomplissent la pûjâ nocturne à Gangâ Devî. Les fidèles regardent longuement son tilak, celui d’un vaïshnava au cœur du fief de Shiva.
« À mon avis, ils avaient une Génération Trois, là-dedans. »
Aj triture un tortillon de pétales d’œillets.