« Avons-nous atteint la singularité ? »
Thomas Lull sursaute en entendant ce mot abstrus tomber comme une perle des lèvres d’Aj.
« Bon, dites-moi, mystérieuse jeune fille, qu’entendez-vous par singularité ?
— Cela ne désigne-t-il pas le point théorique où les aeais deviennent d’abord aussi intelligentes que les humains, pour les dépasser rapidement ensuite ?
— Je répondrais oui et non. Oui, à n’en pas douter, il existe des Générations Trois en tous points aussi vivantes, conscientes et pourvues d’un sentiment de personnalité que quelqu’un comme moi. Mais elles ne vont pas nous réduire tous en esclavage, ou faire de nous leurs animaux domestiques, ou simplement nous atomiser, parce qu’elles ont l’impression qu’elles et nous nous disputons la même niche écologique, ça c’est la manière de penser d’Hamilton, et c’est ne pas penser du tout. Ce qui constitue la partie “non” de ma réponse : elles sont intelligentes, mais pas à la manière humaine. L’intelligence aeai est étrangère. C’est une réaction à des conditions et des stimulus spécifiques du milieu ambiant, et ce milieu est CyberTerre, où les règles sont très, très différentes de celles de VraieTerre. La première règle de CyberTerre : on ne peut pas déplacer l’information, il faut la copier. Sur la VraieTerre, déplacer physiquement une information, c’est du gâteau : on le fait chaque fois qu’on se lève avec ce sentiment de personnalité dans la tête. Les aeais ne peuvent pas faire ça, mais elles peuvent faire autre chose dont nous sommes incapables. Se dupliquer. Bon, ce que devient alors le sentiment de personnalité, je n’ai aucun moyen de le savoir, et techniquement, je ne peux pas le savoir. Nous trouver à deux endroits à la fois est philosophiquement impossible pour nous, pas pour les aeais. Pour elles, les implications philosophiques de ce qu’on fait de sa copie quand on se rend dans une nouvelle matrice sont d’une importance fondamentale. Une personnalité complète disparaît-elle, ou bien fait-elle partie d’une gestalt plus large ? Nous voilà déjà dans une façon de voir les choses complètement étrangère. Donc, même si les aeais ont atteint la singularité et se dirigent à toute vitesse vers des QI à six chiffres, qu’est-ce que ça signifie en termes humains ? Comment le mesurons-nous ? À quoi le comparons-nous ? L’intelligence n’est pas absolue, elle dépend toujours de l’environnement. Les aeais n’ont pas besoin de provoquer des krachs boursiers, de lancer les missiles nucléaires ou de bousiller notre réseau planétaire pour remettre l’humanité à sa place, il n’y a pas concurrence, ces choses n’ont ni signification ni pertinence dans leur univers. Nous sommes voisins dans des univers parallèles, et du moment que nous nous comportons en voisins, nous vivrons en paix dans notre intérêt mutuel. Mais les lois Hamilton signifient que nous nous sommes dressés contre nos voisins et les conduisons à l’annihilation. À un moment ou à un autre, elles vont se battre, comme tout ce qui se retrouve le dos au mur, et ce sera une bataille terrible, cruelle. Il n’y en a pas de plus terribles que celles que se livrent les dieux, et nous sommes chacun les dieux de l’autre. Nous sommes des dieux pour une aeai. Nos mots peuvent modifier l’apparence de n’importe quelle partie de leur monde. C’est la réalité de leur univers : des entités non matérielles qui peuvent annuler n’importe quelle partie de la réalité font tout autant partie de sa structure que l’incertitude quantique et la théorie Étoile-M de la nôtre. Nous habitions un univers qui pensait de cette manière, autrefois : les esprits, les ancêtres et le reste faisaient partie du monde divin. Nous avons besoin les uns des autres pour maintenir nos mondes.
— Il y a peut-être un autre moyen, rétorque doucement Aj. Une guerre n’est peut-être pas inévitable. »
Thomas Lull sent une variation de la brise sur son visage, le ronronnement de tigre du tonnerre au loin. Ça arrive.
« Ce serait quelque chose, hein ? dit-il. Ce serait une première, je crois ? Non, non, c’est l’Âge de Kâlî. » Il se lève, époussette ses vêtements, sur lequel le vent a déposé du sable et des cendres humaines. « Venez. » Il tend la main à Aj. « Je vais à la fac d’informatique de l’université de Vârânacî. »
Aj penche la tête sur le côté.
« Le professeur Naresh Chandra y est, aujourd’hui, mais dépêchez-vous. Veuillez me pardonner de ne pas vous accompagner, Lull.
— Où allez-vous ? » Question posée sur un ton froissé de petit ami.
« Les Archives Nationales Bhâratîes, sur Râjâ Bâzâr, ferment à dix-sept heures. Comme les autres méthodes ont échoué, je pense qu’un test d’ADN mitochondrial me dira qui sont mes vrais parents. »
Le vent de plus en plus fort ébouriffe sa courte chevelure de garçon et agite comme des drapeaux les jambes de pantalon de Lull. En bas, sur les eaux soudain agitées, tous les bateaux à rames se dirigent vers la berge.
« Vous en êtes sûre ? »
Aj tourne et retourne son cheval d’ivoire entre ses doigts.
« Oui. J’y ai réfléchi, il faut que je sache.
— Bonne chance, alors. » Sans préméditation, sans le vouloir, Thomas Lull la serre dans ses bras. Elle est frêle, osseuse, et si légère qu’il craint de la briser entre ses bras comme une tige de verre.
Thomas Lull se flatte de posséder ce don masculin de n’avoir besoin de visiter qu’une seule fois un endroit pour être capable de s’y orienter jusqu’à la fin de ses jours. Il se perd donc moins de deux minutes après être descendu du phut-phut sur les pelouses vertes et drues de l’université du Bhârat à Vârânacî. Elle était encore à quatre-vingts pour cent inachevée quand Thomas Lull avait donné une conférence à la toute nouvelle faculté d’informatique.
« Excusez-moi », se renseigne-t-il auprès d’un mâlî inexplicablement chaussé de bottes en caoutchouc dans la plus grande sécheresse de la brève histoire du Bhârat. Agités de fragments d’éclairs, les nuages s’accumulent et s’épaississent derrière les lumineux et spacieux bâtiments universitaires. Le vent brûlant souffle désormais avec force, le vent électrique. Il pourrait emporter cette fragile université dans les nuages. Qu’il pleuve qu’il pleuve qu’il pleuve, prie Thomas Lull en grimpant les marches quatre à quatre avant de passer devant le chowkidar puis de franchir les doubles portes du secrétariat de la faculté, où huit jeunes hommes et une quinquagénaire s’éventent avec des magazines de soapis. Il choisit de s’adresser à la femme.
« J’aimerais voir le professeur Chandra.
— Le professeur Chandra n’est pas disponible pour le moment.
— Oh, je tiens des plus hautes instances qu’il est là dans son bureau. Si vous pouviez juste le prévenir…
— C’est tout à fait irrégulier, contre la secrétaire. Les rendez-vous doivent être pris à l’avance par l’intermédiaire de ce bureau, et portés sur le registre approprié le lundi avant dix heures. »
Thomas Lull pose son cul sur un coin de la table de travail. Il fait venir un cumulo-nimbus sur lui, mais sait que les seuls moyens de traiter avec la bureaucratie indienne sont la patience, la corruption et le grade. Il se penche en avant et appuie sur tous les boutons de l’interphone à la fois.
« Voudriez-vous avoir l’obligeance d’informer le professeur Chandra que le professeur Thomas Lull a besoin de lui parler ? »
Au bout du couloir, une porte s’ouvre.
32
Pârvati
Cela avait commencé à la gare. Les porteurs étaient des voleurs et des gundas, les contrôles de sécurité un grossier manque de courtoisie envers une respectable veuve vivant dans un village loyal d’un district paisible, le chauffeur de taxi avait cogné sa valise en la fourrant dans son coffre, et quand il s’était mis au volant, il avait choisi l’itinéraire le plus long et slalomé à toute vitesse entre les bus pour terrifier une vieille femme de la campagne, puis, une fois celle-ci à moitié morte de peur, il avait exigé une rallonge de dix roupies pour monter sa valise en haut de tous ces escaliers, et elle avait dû les lui donner, elle n’y serait jamais arrivée avec l’horrible pollution de cette ville qui lui faisait presque cracher ses poumons. Et maintenant le châï servi par la cuisinière a un arrière-goût aigre, il n’y a jamais de bonne eau pure dans cette ville.