Le capitaine Vincent, d’accord en cela avec beaucoup d’officiers de tous grades appartenant à l’escadre de Lord Nelson [46], avait ses doutes sur l’efficacité de ce système de blocus à distance dont, apparemment, l’amiral ne voulait pas se départir. On ne pouvait pourtant blâmer Lord Nelson. Tous, dans la flotte, comprenaient que l’idée qu’il avait derrière la tête était de détruire l’ennemi, et que si l’ennemi était bloqué de plus près, on ne le verrait jamais sortir pour courir à sa perte. D’un autre côté, il était clair que la méthode employée ne donnait que trop de chances aux Français de filer au large sans se faire voir et de disparaître à tous les regards pendant des mois. Ces risques étaient une constante préoccupation pour le capitaine Vincent qui s’employait avec une ardeur passionnée à remplir la mission particulière dont on l’avait chargé. Ah, s’il avait eu une paire d’yeux rivés nuit et jour sur l’entrée du port de Toulon? Ah, s’il avait eu le pouvoir d’observer précisément l’état des navires français, de pénétrer les secrets mêmes des esprits français?
Mais il n’en souffla mot à Bolt. Il se contenta de remarquer que l’esprit du gouvernement français avait changé et que celui des royalistes de la ferme pouvait bien avoir changé aussi, depuis qu’ils avaient recouvré le droit de pratiquer leur religion. Bolt répondit qu’il avait souvent eu affaire aux royalistes jadis, quand il servait dans l’escadre de Lord Howe, avant et après l’évacuation de Toulon. Des gens de toutes sortes, hommes et femmes, barbiers et aristocrates, marins et commerçants, à peu près toutes les espèces imaginables de royalistes; et son opinion était qu’un royaliste ne changeait jamais. Quant à l’endroit lui-même, il regrettait seulement que le commandant ne l’eût pu voir. C’était un de ces endroits que rien ne peut changer. Il se permit d’affirmer qu’il serait exactement le même dans cent ans.
L’ardeur de son officier attira sur lui un regard pénétrant du capitaine Vincent. Ils avaient à peu près le même âge, mais tandis que Vincent était relativement jeune pour un commandant, Bolt était déjà un vieux second. Ils se comprenaient parfaitement. Le capitaine Vincent laissa paraître un moment de nervosité puis déclara distraitement qu’il n’était pas homme à mettre la corde au cou d’un chien, et moins encore d’un bon marin.
Cette déclaration énigmatique ne fit apparaître aucune surprise dans le regard attentif de Bolt. Il prit seulement une expression un peu pensive avant de dire, du même ton pénétré, qu’un officier en uniforme ne risquait pas d’être pendu comme espion. La mission évidemment présentait bien des périls. Pour qu’elle réussît, et en supposant la ferme habitée par les mêmes gens, il fallait qu’elle fût entreprise par un homme bien connu d’eux. Il ajouta qu’il était sûr d’être identifié. Puis, tandis que Bolt s’étendait sur les excellentes relations qu’il avait eues avec les propriétaires de la ferme, particulièrement avec la maîtresse du logis, femme avenante et maternelle qui avait été très bonne pour lui et montrait une grande présence d’esprit, le capitaine Vincent, en regardant les épais favoris de son officier, pensa que ces ornements suffiraient à eux seuls à le faire reconnaître. Cette impression fut si forte qu’il demanda de but en blanc: «Vous n’avez pas modifié votre système pileux depuis cette époque, monsieur Bolt?»
Une légère note d’indignation s’entendit dans la réponse négative de Bolt; car il était fier de ses favoris. Il déclara qu’il était prêt à courir les risques les plus désespérés pour le service de son roi et de sa patrie.
Le capitaine Vincent ajouta: «Pour Lord Nelson aussi.» On comprenait bien où l’amiral voulait en venir avec ce blocus à soixante lieues de distance. Il parlait à un marin, et point n’était besoin d’en dire plus. Bolt croyait-il pouvoir persuader ces gens de le cacher chez eux, sur cette pointe déserte de la presqu’île, pendant assez longtemps? Bolt pensait que c’était la chose la plus simple du monde; il n’aurait qu’à monter là-haut renouer les relations anciennes, mais il n’avait pas l’intention de le faire avec témérité. Cela devait se faire la nuit, quand personne ne bougerait. Il débarquerait exactement au même endroit que jadis, enveloppé d’un caban de marin méditerranéen – il en avait un à lui – pardessus son uniforme et il irait tout droit frapper à la porte. Il y avait dix chances contre une que le fermier en personne vienne lui ouvrir. Il savait assez le français maintenant, pensait-il, pour persuader ces gens de le cacher dans une chambre qui aurait vue dans la bonne direction et il se fixerait là pendant des jours aux aguets, sans prendre d’exercice autrement qu’au milieu de la nuit ni d’autre nourriture que du pain et de l’eau, si c’était nécessaire, pour ne pas éveiller de soupçons parmi les garçons de ferme. Et qui sait si, avec l’aide du fermier, il n’obtiendrait pas des renseignements sur ce qui se passait réellement à l’intérieur du port. Et puis, de temps en temps, il descendrait, la nuit, pour envoyer un signal au navire et aller au rapport. Bolt exprima l’espoir de voir l’Amelia rester autant que possible en vue de la côte. Cela le réconforterait de la voir dans les parages. Le capitaine Vincent, naturellement, acquiesça. Il fit remarquer toutefois à Bolt que son poste n’aurait que plus d’importance si le navire devait être éloigné par l’ennemi ou drossé par le mauvais temps, comme cela pourrait bien arriver. «Vous seriez, alors, l’œil même de l’escadre de Lord Nelson, monsieur Bolt… pensez-y. L’œil même de l’escadre de Lord Nelson!»
Après avoir dépêché son officier, le capitaine Vincent passa la nuit sur le pont. Le lever du jour vint enfin, beaucoup plus pâle que la lune qu’il remplaçait. Et toujours pas d’embarcation. Aussi le capitaine Vincent se demanda-t-il de nouveau s’il n’avait pas agi imprudemment. Impénétrable, l’air aussi dispos que s’il venait seulement de monter sur le pont, il débattit la chose avec lui-même jusqu’à ce que le soleil levant, éclairant la crête de l’île de Porquerolles, vînt darder ses rayons horizontaux sur son navire dont la rosée assombrissait les voiles et faisait dégoutter le gréement. Il se secoua alors pour dire à son premier lieutenant de mettre les embarcations à l’eau pour prendre le bâtiment en remorque et l’éloigner de la côte. Le coup de canon qu’il avait fait tirer exprimait simplement son irritation. L’Amelia, le cap sur le milieu de la Passe, avançait comme une tortue derrière le chapelet de ses embarcations. Des minutes s’écoulèrent. Et tout à coup, le capitaine Vincent aperçut son canot qui nageait en rasant la terre, conformément aux ordres. Quand il fut presque par le travers du navire, il obliqua pour accoster. Bolt grimpa à bord, seul, après avoir donné au canot l’ordre d’aller de l’avant pour aider au remorquage. Le capitaine Vincent, planté à l’écart sur le pont arrière, l’accueillit d’un regard sombrement interrogateur.
Les premiers mots de Bolt furent pour déclarer qu’il pensait que ce sacré endroit devait être ensorcelé. Puis il jeta un coup d’œil sur le groupe d’officiers réunis de l’autre côté du pont arrière. Le capitaine Vincent l’emmena dans sa cabine. Il se retourna alors et considéra son officier qui, l’air égaré, marmottait: «Il y a des somnambules, là-haut.
– Voyons, Bolt, que diable avez-vous vu? Avez-vous pu seulement approcher de la maison?
– Je suis allé jusqu’à vingt mètres de la porte, commandant», répondit Bolt. Puis, encouragé par le ton beaucoup moins féroce sur lequel le capitaine lui dit: «Et alors?», il commença son récit.