Une fois entrée là, la tartane remplit presque l’étendue du petit bassin et les pêcheurs, remontant dans leurs barques, rentrèrent chez eux à l’aviron. Peyrol, à force de passer l’après-midi à tirer des aussières [68] à terre, pour les attacher à des rochers et à des arbres nains, l’amarra tout à fait à son idée. La tartane se trouvait là aussi abritée des tempêtes qu’une maison de la côte.
Après avoir tout assujetti à bord, et avoir serré convenablement les voiles – ce qui demandait du temps pour un seul homme – Peyrol contempla son ouvrage qui donnait plutôt l’impression du repos que celle de l’aventure et il en fut satisfait [69]. Bien qu’il n’eût aucunement l’intention d’abandonner sa chambre à la ferme, il sentit que son foyer véritable, c’était la tartane et il se réjouit de la savoir dissimulée à tous les regards, hormis peut-être à ceux des chèvres que la recherche ardue de leur nourriture conduisait sur le versant méridional de la falaise. Il s’attarda à bord, il ouvrit même la porte à glissière de la petite cabine qui avait maintenant une odeur de peinture fraîche et non de sang séché. Avant qu’il ne se fût mis en route pour la ferme, le soleil s’était déjà déplacé au-delà de l’Espagne, tout le ciel à l’ouest était jaune, tandis que du côté de l’Italie il formait un dais sombre où perçait çà et là l’éclat des étoiles. Catherine mit une assiette sur la table, mais personne ne lui posa de question.
Il passa désormais une grande partie de son temps à bord, descendant de bonne heure, remontant à midi «pour manger la soupe», et couchant à bord presque chaque soir. Il n’aimait pas laisser la tartane seule pendant plusieurs heures. Souvent, après avoir déjà commencé à remonter vers la maison, il se retournait pour jeter sur son petit navire un dernier regard au crépuscule qui s’épaississait et il revenait bel et bien sur ses pas. Quand Michel eut été engagé comme équipage, et eut pris pour tout de bon ses quartiers à bord, Peyrol trouva beaucoup plus facile de passer la nuit dans la chambre en forme de lanterne qu’il avait au sommet de la maison de ferme.
Souvent, s’éveillant au milieu de la nuit, il se levait pour aller regarder le ciel étoilé, successivement par ses trois fenêtres et il pensait: «Maintenant, rien au monde ne peut m’empêcher de prendre la mer en moins d’une heure.» Deux hommes, en effet, pouvaient aisément manœuvrer la tartane. Cette pensée était pour Peyrol rassurante et juste à tous égards, car il aimait se sentir libre et le Michel de la lagune, depuis la mort de son chien maussade, n’avait aucun lien sur terre. C’était là une noble pensée grâce à laquelle Peyrol pouvait sans peine regagner son lit à baldaquin, et reprendre son somme.
VIII
Juchés de travers sur la margelle du puits, dans le flamboiement du soleil de midi, l’écumeur de mers lointaines et le pêcheur de la lagune, qui partageaient à eux deux un fort surprenant secret, avaient l’air de deux hommes qui se concertent dans l’obscurité. Les premiers mots de Peyrol furent: «Alors?
– Tout va bien, dit l’autre.
– As-tu bien cadenassé la porte de la cabine?
– Vous savez comment est le cadenas.» Peyrol ne pouvait pas dire le contraire. C’était une réponse suffisante. Elle faisait reposer sur ses épaules toute la responsabilité de la chose et toute sa vie il avait été habitué à se fier à l’œuvre de ses propres mains, dans la paix comme à la guerre. Pourtant, il regarda Michel d’un air de doute avant de déclarer:
«Oui, mais je sais aussi comment est cet homme.»
Deux visages n’auraient pu présenter plus grand contraste: celui de Peyrol, net comme pierre sculptée, fort peu adouci par l’âge, et celui de l’ancien possesseur du chien, visage hirsute, parsemé de poils argentés et dont les traits avaient quelque chose d’incertain et l’expression vague d’un petit enfant. «Oui, je connais cet homme», répéta Peyrol. Michel en resta bouche bée: une petite ouverture ovale placée un peu de travers dans ce visage innocent.
«Il ne se réveillera jamais», suggéra-t-il timidement.
La commune possession d’un secret d’importance rapprochant naturellement les hommes, Peyrol condescendit à s’expliquer: «Tu ne connais pas l’épaisseur de son crâne, mais moi, je la connais.»
Il en parlait comme s’il l’avait fabriqué lui-même. Michel qui, confronté à cette déclaration catégorique, en avait oublié de fermer la bouche, ne trouva rien à dire.
«Il respire, n’est-ce pas? demanda Peyrol.
– Oui. Après être sorti et avoir verrouillé la porte, j’ai prêté l’oreille un instant et j’ai cru l’entendre ronfler.»
Peyrol semblait à la fois intéressé et légèrement anxieux.
«Il m’a fallu monter ici et me montrer ce matin comme si de rien n’était, dit-il. L’officier est ici depuis deux jours, et il aurait pu lui prendre fantaisie de descendre jusqu’à la tartane. J’ai été inquiet toute la matinée. Le bond d’une chèvre suffisait à me faire tressaillir. Tu le vois, grimpant ici, son crâne défoncé entouré de bandages, et toi à sa poursuite.»
Cela sembla par trop fort à Michel qui s’écria, avec un semblant d’indignation:
«L’homme a été à moitié tué.
– On ne tue pas facilement, ne fût-ce qu’à moitié, un Frère-de-la-Côte. Il y a homme et homme. Toi, par exemple, continua tranquillement Peyrol, tu aurais été bel et bien assommé, si c’était ta tête qui s’était trouvée là. Et il y a des animaux, des bêtes deux fois grosses comme toi, de vrais monstres qu’on tuerait rien que d’une pichenette sur le nez. C’est bien connu. J’avais vraiment peur qu’il ne prit le dessus sur toi, d’une façon ou d’une autre.
– Voyons, maître. On n’est pas un petit enfant», protesta Michel devant cette accumulation d’improbabilités. Il ne le fit toutefois qu’à voix basse et avec une sorte de timidité enfantine. Peyrol se croisa les bras sur la poitrine:
– Allons, finis ta soupe», commanda-t-il d’une voix sourde, «et puis descends à la tartane. Tu dis que tu as bien verrouillé la porte, n’est-ce pas?
– Mais oui», protesta Michel ahuri de voir Peyrol manifester une pareille anxiété. «Il crèverait plutôt le pont au-dessus de sa tête, vous le savez.
– Tout de même, prends-moi un bout d’espar et cale-moi cette porte en prenant appui contre l’emplanture [70] du mât, et puis ouvre l’œil à ce qui se passe dehors. N’entre le voir sous aucun prétexte. Reste sur le pont et guette mon arrivée. Il y a ici un embrouillamini pas facile à éclaircir, et il faut que je fasse très attention. Je vais tâcher de m’esquiver et de descendre, aussitôt que je me serai débarrassé de l’officier.»
[68] Cordages composés de trois à quatre torons tordus ensemble, atteignant de huit à trente-deux centimètres de diamètre et servant à remorquer ou à amarrer un navire.