«J’ai pris soin, dit-il, de ne pas faire de bruit là-haut, mademoiselle Catherine. Quand je serai parti, la maison sera vide et bien tranquille.»
Elle avait un air étrange. Peyrol eut soudain l’impression qu’elle se sentait perdue dans cette cuisine où elle avait régné tant d’années. Il reprit:
«Vous allez être seule toute la matinée.»
Elle avait l’air d’écouter un murmure lointain, et quand Peyrol eut ajouté: «Tout est maintenant en règle», elle fit un signe de tête et au bout d’un moment elle lui dit d’une façon qui, de sa part, était étrangement impulsive:
«Monsieur Peyrol, je suis lasse de la vie.»
Il haussa les épaules et, avec une jovialité un peu sinistre, remarqua:
«Je vais vous dire ce qu’il en est: vous auriez dû vous marier.»
Elle lui tourna brusquement le dos. «Ne vous fâchez pas», s’écria Peyrol d’un ton de tristesse plutôt que d’excuse. «À quoi bon attacher de l’importance aux choses. Qu’est-ce que cette vie? Bah! Personne ne peut même se rappeler la dixième partie de sa propre existence. Prenez mon cas: voyez-vous, je gagerais que si l’un de mes camarades d’autrefois arrivait ici et me voyait comme cela, ici, avec vous – et j’entends un de ces camarades qui prennent fait et cause pour vous dans une bagarre et qui vous soignent si vous êtes blessé – eh bien! je gagerais, répéta-t-il, qu’il ne me reconnaîtrait même pas. Il se dirait probablement: «Tiens! voilà un vieux ménage paisible.»
Il se tut. Catherine sans se retourner et en l’appelant non pas «Monsieur» mais «Peyrol» tout court, remarqua, non pas exactement avec aigreur, mais d’un ton plutôt menaçant, que ce n’était pas le moment de parler pour ne rien dire. Peyrol, toutefois, poursuivit, quoique son ton ne fût pas du tout celui de quelqu’un qui parle pour ne rien dire:
«Mais, voyez-vous, mademoiselle Catherine, vous n’étiez pas comme les autres. Vous vous êtes laissé abattre, et en même temps, vous vous êtes montrée trop dure envers vous-même.»
Tout en courbant son long corps maigre pour manœuvrer le soufflet sous l’énorme manteau de la cheminée, elle acquiesça: «Peut-être bien que nous autres, femmes d’Escampobar, nous avons toujours été dures envers nous-mêmes.
– C’est bien ce que je disais. S’il vous était arrivé des choses comme il m’en est arrivé…
– Mais, vous autres hommes, vous êtes différents. Ce que vous faites n’a pas d’importance. Vous avez votre propre force. Vous n’avez pas besoin d’être durs envers vous-mêmes. Vous passez d’une chose à l’autre avec insouciance.»
Il fixa sur elle un regard pénétrant tandis qu’une expression ressemblant à l’ombre d’un sourire se dessinait sur ses lèvres rasées mais, se tournant vers l’évier où l’une des filles de ferme avait posé un grand tas de légumes, elle se mit en devoir de les éplucher avec un couteau ébréché, non sans conserver, même dans cette occupation domestique, son aspect sibyllin.
«Ça fera une bonne soupe à midi, je vois ça», dit soudain le flibustier. Il tourna sur les talons et s’en alla en passant par la salle. Le monde entier s’étendait devant lui – ou tout au moins, la Méditerranée entière, aperçue au bout du ravin, entre les deux collines. Il entendit à sa droite la cloche de la vache laitière de la ferme, qui avait un talent particulier pour rester invisible, mais en dépit de tous ses efforts, il ne put même pas apercevoir les pointes de ses cornes. Il sortit résolument. Il n’avait pas fait vingt mètres dans le ravin qu’un autre bruit le fit s’arrêter comme pétrifié. C’était un faible bruit qui ressemblait fort au grondement caverneux que ferait une carriole vide sur une route empierrée; mais Peyrol leva les yeux vers le ciel et quoique celui-ci fût parfaitement clair, le vieil homme ne sembla pas satisfait de son aspect. Il avait une colline de chaque côté et la crique paisible au-dessous de lui. Il marmotta: «Hum! Le tonnerre au lever du soleil. Ce doit être à l’ouest. Il ne manquait plus que cela!» Il craignit que cela ne fît d’abord tomber la légère brise qui soufflait alors et ne brouillât complètement le temps ensuite. Un moment, on eût dit que toutes ses facultés étaient paralysées par ce faible bruit. Sur cette mer où avaient régné les dieux de l’Olympe, il aurait pu être un de ces navigateurs païens soumis aux caprices de Jupiter: mais, comme un païen révolté, il se contenta de brandir vaguement le poing vers l’espace qui lui répondit par un murmure bref et menaçant. Puis il reprit sa route de son pas balancé jusqu’à ce qu’il pût apercevoir les deux mâts de la tartane, et il s’arrêta pour prêter l’oreille. Il n’entendit aucun bruit d’aucune sorte et continua tout en pensant: «Passer d’une chose à une autre avec insouciance! Vraiment… C’est tout ce que la vieille Catherine en sait.» Il avait, lui, tant de choses à quoi penser qu’il ne savait par où commencer. Il les laissa s’emmêler dans sa tête. Ses sentiments étaient extrêmement confus eux aussi, et il sentait vaguement que sa conduite était à la merci d’un conflit intérieur. C’est probablement la conscience de ce fait qui expliquait son attitude sardonique envers lui-même et, visiblement, envers ceux qu’il apercevait à bord de la tartane; particulièrement envers le lieutenant qu’il aperçut assis sur le pont, appuyé contre la tête du gouvernail; il se tenait de façon caractéristique à l’écart des deux autres hommes qui étaient à bord. Michel, de façon également caractéristique, se tenait debout sur le petit panneau de la cabine, surveillant visiblement la venue de son maître. Quant au citoyen Scevola, assis sur le pont, à première vue, il avait l’air d’être en liberté, mais, en fait, il ne l’était pas. Il était attaché un peu lâche à un étançon [111] avec trois tours de l’écoute [112] de grand-voile dont le nœud était placé de façon qu’il ne pût l’atteindre sans attirer l’attention. Et cette situation semblait elle aussi caractéristique de Scevola, avec son apparence de demi liberté, de demi suspicion, et en quelque sorte de contrainte dédaigneuse. Le sans-culotte, auquel ses dernières aventures avaient presque fait perdre la raison, d’abord à cause de leur incompréhensibilité absolue et ensuite, de l’attitude énigmatique de Peyrol, avait laissé retomber sa tête et croisé les bras sur sa poitrine. Et cette attitude était en même temps ambiguë: elle aurait pu être aussi bien celle de la résignation que celle d’un profond sommeil. Le flibustier s’adressa d’abord au lieutenant:
«Le moment approche», lui dit Peyrol en tordant bizarrement un coin de sa bouche, tandis que sous son bonnet de laine ses boucles vénérables voltigeaient au souffle d’une soudaine brise chaude. «Le grand moment, hein?»
Il se pencha sur la grande barre du gouvernail et sembla suspendu au-dessus de l’épaule du lieutenant.
«Qu’est-ce que c’est que cette compagnie infernale?» murmura celui-ci sans même regarder Peyrol.
«Tous de vieux amis!… quoi?» répondit Peyrol d’un ton familier. «Cette petite affaire restera entre nous. Moins on est, plus il y a de gloire. Catherine est en train de préparer les légumes pour la soupe de midi et la corvette anglaise navigue vers la Passe où elle arrivera vers midi aussi, prête à se faire aveugler. Vous savez, lieutenant, que ce sera votre affaire. Vous pouvez compter sur moi pour vous mettre en route au bon moment. Car qu’est-ce que cela peut bien vous faire? Vous n’avez pas d’amis, vous n’avez pas même une petite amie! Quant à attendre qu’un vieux forban comme moi – oh non! lieutenant! Assurément la liberté est douce. Mais qu’est-ce que vous en savez, vous autres, porteurs d’épaulettes? D’ailleurs, les conversations de dunette et autres amabilités, ça n’est pas mon genre.