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Michel ne tressaillit même pas. Il se contenta de fermer les yeux un moment et l’ancien Frère-de-la-Côte reprit à voix plus basse:

«Il se peut que je sois frappé tout de suite en plein cœur, dit-il, auquel cas, je te permets d’amener les drisses si tu es toi-même en vie. Mais si je vis, j’entends bien mettre la barre dessous [134]. Quand tu me verras le faire, tu laisseras aller l’écoute de la voile de misaine pour aider la tartane à se lancer dans le lit du vent. C’est le dernier ordre que je te donne. Maintenant, va sur l’avant et ne crains rien. Adieu.» Michel obéit sans rien dire.

Une demi-douzaine des soldats de l’Amelia se tenaient alignés sur le gaillard d’avant, les mousquets prêts à tirer. Le capitaine Vincent vint sur l’embelle [135] sous le vent, pour surveiller sa proie. Quand il jugea que le bout-dehors de l’Amelia était à hauteur de l’arrière de la tartane, il agita son chapeau et les soldats déchargèrent leurs mousquets. Apparemment, aucune drisse n’avait été coupée. Le capitaine Vincent remarqua que l’homme à tête blanche qui tenait la barre portait vivement la main à son côté gauche tout en poussant la barre pour lancer d’un coup la tartane sous le vent. Les soldats placés sur la dunette tirèrent à leur tour; toutes les détonations se fondirent en une seule. Des voix sur le pont crièrent que «le type aux cheveux blancs était touché». Le capitaine Vincent hurla au quartier-maître:

«Virez de bord.»

Le marin âgé qui était le quartier-maître de l’Amelia jeta d’abord un coup d’œil expert avant de donner les ordres nécessaires, et l’Amelia se rapprocha de sa proie, tandis que sur le pont retentissaient les sifflets des seconds maîtres de manœuvre et le commandement rauque: «carguer les voiles. Pare à virer!»

Peyrol, étendu sur le dos au-dessous de la barre qui battait d’un bord et de l’autre, entendit les commandements aigus retentir puis se dissiper; il entendit la poussée menaçante de la vague qui précédait l’avant de l’Amelia lorsque celle-ci ne fut plus qu’à dix mètres de l’arrière de la tartane; il vit même ses hautes vergues lui arriver dessus, puis tout disparut dans le ciel obscurci. Il n’y eut plus dans ses oreilles que le bruit du vent, le ressac des vagues battant contre le petit bâtiment privé de direction, et le battement régulier de la voile de misaine dont Michel avait largué l’écoute conformément à ses ordres. La tartane se mit à rouler pesamment, mais Peyrol pouvait se servir de son bras droit et il le passa autour d’une bitte [136] pour éviter d’être projeté de-ci de-là. Un sentiment de paix qui n’était pas sans orgueil vint l’envahir. Tout s’était passé selon ses plans. Il avait voulu jouer un tour à cet homme et maintenant le tour était joué. Mieux joué par lui que n’aurait pu le faire aucun autre vieillard chez qui l’âge s’était insensiblement insinué, jusqu’à ce que le voile de paix se trouvât déchiré au contact d’un sentiment inattendu comme serait un intrus, et cruel comme un ennemi.

La tête de Peyrol roula sur le côté gauche. Tout ce qu’il pouvait voir, c’étaient les jambes du citoyen Scevola qui allaient et venaient mollement suivant le roulis de la tartane, comme s’il eût le corps coincé quelque part. Était-il mort, ou seulement mort de peur? Et Michel? Était-il mort ou mourant, cet homme dépourvu d’amis, que, par pitié, il avait refusé de laisser derrière lui, abandonné sur la terre, sans même la compagnie d’un chien? Peyrol ne se sentait à cet égard aucun remords; mais il pensait qu’il aurait bien aimé voir Michel une fois encore. Il essaya de prononcer son nom, mais rien ne sortit de sa gorge, pas même un murmure. Il se sentait emporté loin de ce monde des bruits humains, où Arlette lui avait crié: «Peyrol, ne vous y risquez pas!» Il n’entendrait plus jamais le son d’une seule voix humaine! Sous ce ciel gris, il n’y avait plus pour lui que le ressac de l’eau et le battement incessant et furieux de la misaine. Cette tartane qui avait été son jouet s’agitait sous lui terriblement, le gouvernail affolé allait et venait juste au-dessus de sa tête, et des paquets de mer embarquaient au-dessus de son corps étendu. Tout à coup, dans une embardée désespérée qui mit toute la Méditerranée avec un grondement féroce à la hauteur du petit pont incliné, Peyrol vit l’Amelia venir droit sur la tartane. La peur, non pas de la mort mais de l’insuccès, étreignit son cœur faiblissant. Est-ce que cet Anglais aveugle allait lui passer dessus et couler les dépêches avec le bâtiment? Dans un effort désespéré de sa force en déclin, Peyrol s’assit et passa le bras autour du hauban du grand mât.

L’Amelia, que son erre avait entraînée d’un quart de mille au-delà de la tartane avant qu’on pût réduire la voilure et brasser les vergues, revenait prendre possession de sa prise. Dans l’obscurité qui s’épaississait et au milieu des vagues écumantes, on eut du mal à distinguer le petit bâtiment. Au moment même où l’officier de manœuvre du vaisseau de guerre promenant anxieusement son regard du haut du gaillard d’avant pensait que la tartane avait dû se remplir et couler par le fond, il l’aperçut qui roulait dans le creux de la lame, et si près qu’elle semblait toucher le bâton de foc [137] de l’Amelia. Le cœur faillit lui manquer: «Tribord toute!» hurla-t-il, et l’ordre fut transmis d’un bout à l’autre de la corvette.

Peyrol, retombant sur le pont dans une nouvelle embardée pesante de la tartane, vit un instant toute la masse de la corvette anglaise se balancer dans les nuages comme si elle voulait se jeter sur sa poitrine même. Une crête de lame [138] fouettée par le vent vint lui balayer bruyamment le visage, suivie par un moment de calme, un silence des eaux. Il vit dans un éclair les jours de son âge d’homme, ses jours de force et d’aventures. Et soudain une voix énorme pareille au rugissement d’une otarie en colère sembla remplir tout le ciel vide d’un cri puissant de commandement: «Steady [139]!» et tandis que ce mot anglais qui lui était familier résonnait à ses oreilles, Peyrol sourit à ses visions et mourut.

L’Amelia ayant mis en panne sous les seuls huniers, se cabrait et retombait avec aisance, tandis qu’à une encablure environ, par sa hanche, la tartane de Peyrol était ballottée comme un cadavre au milieu des lames. Le capitaine Vincent, penché dans son attitude favorite sur la lisse, gardait les yeux fixés sur sa prise. M. Bolt, qu’il avait fait demander, attendit patiemment que son commandant se retournât.

«Ah! vous voici, monsieur Bolt. Je vous ai envoyé rechercher pour que vous preniez possession du bâtiment. Vous parlez français, et il y a peut-être encore quelqu’un de vivant à bord. Dans ce cas, bien entendu, vous me l’enverrez immédiatement. Je suis sûr qu’il n’y a personne qui ne soit blessé. Il fera en tout cas trop noir pour y voir grand-chose, mais regardez bien partout et prenez-moi tout ce qui vous tombera sous la main en fait de papiers. Bordez [140] la misaine et ramenez-la sous voiles pour prendre la remorque. J’ai l’intention de l’emmener et de la faire fouiller de fond en comble demain matin; d’arracher les rembourrages du carré et le reste au cas où vous ne trouveriez pas tout de suite ce que j’espère…»

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[134] Placer la barre du gouvernail du côté sous le vent.

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[135] Partie comprise entre les gaillards d’avant et d’arrière; milieu d’un navire.

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[136] Solide montant vertical destiné à supporter l’effort des câbles d’amarrage ou de mouillage.

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[137] Nom donné par abréviation au bout-dehors de foc (un foc est une sorte de voile triangulaire ou latine établie sur une draille (cordage) tendue entre les mâts de beaupré et de misaine).

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[138] En anglais, de façon expressive, seatop («haut de mer»); cette crête est arrachée par le vent.

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[139] Le mot, laissé en anglais à cause du contexte, pourrait se traduire par «Droit(e) la barre!», ordre visant à obtenir que la barre ne se trouve ni d’un côté ni de l’autre du navire, mais au milieu, dans le sens de la quille du bâtiment.

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[140] Fermez l’angle que forme cette voile par rapport à l’axe longitudinal du navire.