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Cetta était en sueur. Et fatiguée. Elle portait une longue robe en toile avec de fines bretelles. Sa jambe gauche s’enfonçait dans la terre ingrate brûlée par le soleil. Quand elle aperçut le patron qui montrait ses champs à un groupe d’amis, elle ne lui prêta aucune attention particulière, se sentant désormais en sécurité. Le patron marchait en gesticulant : peut-être parlait-il des nombreux journaliers qui travaillaient pour lui, pensa Cetta, et alors elle s’interrompit, une main sur la hanche, pour regarder le groupe. Elle reconnut la troisième épouse du patron, chapeau de paille sur la tête, avec une robe d’un bleu magnifique que Cetta n’avait jamais vu ailleurs, même dans le ciel. Deux femmes l’accompagnaient, sans doute les épouses des deux hommes qui bavardaient avec le patron. L’une d’elles était jeune et jolie, l’autre grosse et d’un âge indéfinissable. Les deux hommes qui discutaient avec le patron étaient aussi différents l’un de l’autre que leurs femmes. Le premier était jeune et maigre, élancé et fragile comme la tige de blé qui plie sous le poids de l’épi mûr. Le deuxième était un homme d’un certain âge avec de grosses moustaches, d’épais favoris passés de mode et des cheveux blonds comme la paille. Il était large d’épaules, trapu et puissant comme un vieux boxeur. Il s’appuyait sur une canne, et de son genou droit partait un autre bout de bois : une fausse jambe.

« Au travail, l’éclopée ! » cria le patron lorsqu’il remarqua que Cetta les observait, puis il se retourna vers ses deux compagnons et ils rirent de concert.

Cetta courba le dos et, traînant derrière elle sa jambe qui s’était engourdie, elle recommença à avancer dans sa ligne. Au bout de quelques pas, elle jeta un nouveau coup d’œil vers le patron et s’aperçut que l’homme à la jambe de bois était resté à l’écart, immobile, et la fixait.

Peu après, Cetta se retrouva tellement près du groupe qu’elle put saisir de quoi ils parlaient. Et elle entendit comme eux — mais en sachant, elle, de quoi il s’agissait — ces coups rythmés qui les intriguaient. Les suivant du coin de l’œil, elle vit les hommes écarter le blé coupé et puis, finalement, éclater de rire, lorsqu’ils comprirent ce qui causait ce bruit si singulier. Les femmes, qui s’étaient approchées pour mieux voir, firent semblant d’être gênées, et elles étouffèrent de petits gloussements malicieux dans leurs mains gantées de dentelle blanche. Puis tous commencèrent à s’éloigner : c’était bientôt l’heure du déjeuner.

Seul l’homme à la jambe de bois s’était attardé. Il observait les deux tortues en train de s’accoupler : leurs cous rugueux étaient tendus en l’air et leurs carapaces se heurtaient l’une contre l’autre, c’étaient elles qui, en se cognant, produisaient ce toc toc toc rythmé. L’homme à la jambe de bois regardait les deux bêtes et puis fixait Cetta et sa jambe traînante, puis il baissait les yeux vers sa propre jambe artificielle. Cetta remarqua qu’il avait une patte de lapin accrochée à son gilet.

Un instant après, il se jeta sur Cetta, la poussa à terre, souleva sa jupe, arracha sa culotte de coton élimé et, imaginant sa jambe de bois en train de cogner en rythme contre la jambe mal en point de la paysanne, il la prit en un clin d’œil, lui montrant ce que font un homme et une femme quand ils veulent imiter les animaux. Pendant ce temps, la grosse femme criait le nom de son mari à travers champs, parce que maintenant elle ne pensait plus qu’à sa hâte de déjeuner ; pendant ce temps, la mère, le père et les frères de Cetta, avec leurs cheveux tout noirs, et aussi l’autre, le moins brun, continuaient à travailler, à quelques pas des deux tortues qui s’accouplaient.

Quand la mère avait dit à la fille de commencer à guérir, lentement, pour ne pas éveiller les soupçons, Cetta avait peiné à se remettre de cette année passée à faire l’infirme. Et quand, après l’accouplement des tortues, à presque quatorze ans, elle se retrouva enceinte, son ventre aussi se mit à grossir plus à gauche qu’à droite, comme s’il penchait de ce côté estropié pour rien.

Naquit un enfant d’un blond extraordinaire. On aurait dit un fils de Normands, n’eussent été ses yeux d’un noir de charbon, profonds et tendres, qu’aucun blond n’aurait jamais pu espérer avoir.

« Lui, il aura un nom ! » annonça Cetta à son père, sa mère, ses frères aux cheveux noirs, et à celui que tout le monde appelait l’autre.

Et puisqu’il était tellement blond qu’il lui rappelait l’Enfant Jésus de la crèche, Cetta appela son fils Natale — Noël.

3

Aspromonte, 1908

« Dès qu’il sera sevré, je veux aller en Amérique ! annonça Cetta à sa mère, pendant qu’elle allaitait son fils Natale.

— Et pour quoi faire ? » maugréa sa mère sans lever les yeux de sa couture.

Cetta ne répondit pas.

« Tu appartiens au patron, tu fais partie de ses terres, ajouta alors sa mère.

— Je suis pas une esclave ! » protesta Cetta.

La mère posa son ouvrage et se leva. Elle regarda sa fille qui allaitait le nouveau bâtard de la famille. Elle secoua la tête : « Tu appartiens au patron, tu fais partie de ses terres » répéta-t-elle avant de sortir. Cetta baissa les yeux vers son fils. Son sein brun, avec un mamelon plus brun encore, contrastait avec les cheveux blonds de Natale. Contrariée, elle le détacha du sein. Une petite goutte de lait tomba à terre. Cetta posa le bâtard dans le berceau maintenant vétuste où ses frères, elle-même et aussi l’autre avaient grandi. Le bébé se mit à pleurer. Cetta le fixa d’un regard dur. « On va encore devoir pleurer beaucoup, tous les deux » lui dit-elle. Puis elle sortit rejoindre sa mère.

Port de Naples, 1909

Le port grouillait de miséreux. Il y avait aussi quelques bourgeois. Mais pas beaucoup, et seulement de passage. Les bourgeois prenaient un autre navire, pas celui-là. Cetta regardait les gens par un hublot sale, au cadre rouillé. La plupart de ces misérables resteraient à terre, ils ne partiraient pas. Ils attendraient une autre occasion, tenteraient à nouveau de monter à bord, mettraient en gage leurs pauvres effets en espérant pouvoir s’acheter un billet pour l’Amérique et, dans l’attente d’un autre navire, dilapideraient leur petite fortune. Et ils ne partiraient jamais.

Mais Cetta, elle, partait.

Et elle ne pensait à rien d’autre en regardant par le hublot sale, tandis qu’elle entendait derrière elle le petit Natale, maintenant âgé de six mois, s’agiter fébrilement dans son panier en osier, sous la couverture en laine pleine de poils que la femme élégante à laquelle Cetta l’avait dérobée utilisait pour assurer le confort de son petit chien. Cetta ne pensait qu’à son long voyage en mer tandis que coulait le long de ses cuisses le liquide froid et visqueux qu’elle avait déjà connu le jour de son viol. Elle ne pensait qu’à l’Amérique tandis que le capitaine reboutonnait son pantalon, satisfait, promettant de revenir la voir avec un quignon de pain et un peu d’eau en début d’après-midi, et riait en s’exclamant qu’ils allaient bien s’amuser, tous les deux ! Ce n’est qu’après l’avoir entendu verrouiller la porte en fer de l’extérieur que Cetta s’éloigna du hublot et se frotta les cuisses avec la paille qui recouvrait le sol de la soute, sans se soucier des égratignures. Elle prit Natale dans ses bras, sortit un sein encore rougi par la pression des mains du capitaine et donna le mamelon au bâtard qu’elle emmenait avec elle. Puis, alors que l’enfant s’endormait dans sa couche qui puait le chien, Cetta se recroquevilla dans le coin le plus sombre de la soute et, les larmes sillonnant ses joues, elle se dit : « Elles sont salées comme la mer qui me sépare de l’Amérique. Elles ont déjà le goût de l’océan ! » et elle les lécha en essayant de sourire. Enfin, quand la sirène commença à faire retentir ses notes sombres et sourdes dans l’air du port, annonçant qu’on levait l’ancre, Cetta s’endormit — elle se raconta l’histoire d’une petite fille de quinze ans qui s’enfuyait de chez elle, toute seule, avec son petit bâtard, pour aller rejoindre le royaume des fées.