J’entendis dehors la grêle marteler furieusement la fenêtre et le tonnerre déchirer l’air en mugissant.
Un orage d’hiver balayait la ville dans sa rage insensée. Au travers de ses hurlements les coups de canons sourds annonçant la débâcle des glaces sur la Moldau arrivaient à intervalles rythmés.
La pièce flamboyait à la lueur des éclairs qui se succédaient sans interruption. Je me sentis soudain si faible que mes genoux se mirent à trembler et je dus m’asseoir.
– Sois en paix, dit très distinctement une voix à côté de moi. Sois bien en paix, la nuit prédestinée de Lelchimourim est sous la protection de Dieu.
Progressivement, l’orage se calma et le vacarme assourdissant fit place au tambourinage monotone des grêlons sur les toits.
La lassitude avait envahi mes membres à un tel point que je ne percevais plus qu’avec des sens émoussés et comme en rêve ce qui se passait autour de moi.
Quelqu’un dans le cercle prononça les mots: Celui que vous cherchez n’est pas ici. Les autres répondirent quelque chose dans une langue étrangère. Sur ce, le premier dit à nouveau une phrase, très bas, qui contenait un nom:
Hénoch
mais je ne compris pas le reste: le vent apportait avec trop de force les gémissements des glaces qui se brisaient sur la rivière.
Alors une des figures se détacha du cercle, s’avança devant moi, me montra les hiéroglyphes sur sa poitrine – c’étaient les mêmes que ceux des autres – et me demanda si je pouvais les déchiffrer.
Comme, bégayant d’épuisement, je lui disais que non, l’apparition tendit la paume de la main vers moi et l’inscription étincela sur ma poitrine, en caractères d’abord latins:
CHABRAT ZEREH AUR BOCHER [2]
qui se transformèrent ensuite lentement en une écriture inconnue. Et je sombrai dans un sommeil profond, sans rêves, comme je n’en avais pas connu depuis la nuit où Hillel m’avait délié la langue.
XIII INSTINCT
Les heures des derniers jours avaient fui à tire d’aile. C’est à peine si je prenais le temps de manger. Un besoin irrésistible d’activité extérieure m’avait rivé à ma table de travail de l’aube au crépuscule. L’opale taillée était achevée et Mirjam en avait été heureuse comme une enfant. La lettre «I» dans le livre Ibbour était réparée elle aussi. Je m’adossai dans mon fauteuil et laissai sereinement défiler devant moi tous les petits incidents des heures récentes.
La vieille femme qui faisait mon ménage était arrivée en courant, le matin après l’orage, pour m’annoncer que le pont de pierre s’était écroulé pendant la nuit. Bizarre! Écroulé! Peut-être juste au moment où les grains… non, non, l’idée à chasser, ce qui était arrivé alors pouvait s’accommoder d’un vernis de calme raison et je me proposais de le laisser enfoui dans ma poitrine jusqu’à ce qu’il s’éveillât à nouveau de lui-même, mais je ne voulais pas y toucher.
Bien peu de temps auparavant, j’étais passé sur ce pont, j’avais vu les statues de pierre et maintenant cette construction qui avait résisté aux siècles était en ruines! J’éprouvais une certaine mélancolie à la pensée que je ne mettrais plus jamais le pied sur lui. Même si on le reconstruisait, ce ne serait plus le vieux pont de pierre mystérieux.
Pendant des heures, alors que je taillais l’opale, j’y avais repensé et, tout aussi naturellement que si je ne l’avais jamais oublié, le souvenir était devenu vivant en moi: celui des innombrables fois où, enfant et aussi par la suite, j’avais levé les yeux sur l’image de la sainte Luitgard et de tous les autres, désormais engloutis dans l’eau mugissante.
Les mille petites choses si chères que je disais miennes dans ma jeunesse, je les avais revues en esprit, et mon père et ma mère et mes camarades de classe. Seule la maison où j’avais habité m’échappait toujours.
La sensation que soudain tout se dénouait naturellement et simplement en moi était si confortable.
Quand, l’avant-veille, j’avais pris le livre Ibbour dans la cassette – il n’y avait rien d’étonnant à ce qu’il eût maintenant l’aspect qu’a un vieux recueil de parchemin orné d’initiales précieuses – la chose m’avait parue toute naturelle. Je n’arrivais pas à comprendre qu’il eût jamais pu me produire l’effet d’un spectre. Il était écrit en hébreu, donc totalement incompréhensible pour moi. Quand l’inconnu viendrait-il le rechercher?
La joie de vivre qui s’était secrètement glissée en moi pendant le travail s’éveilla de nouveau dans toute sa fraîcheur revigorante et chassa les pensées nocturnes qui voulaient m’assaillir par derrière, en traître.
Très vite, je pris le portrait d’Angélina – j’en avais coupé la dédicace inscrite au bas – et l’embrassai. Tout cela était fou, insensé, mais pour une fois, pourquoi ne pas rêver de bonheur, saisir le présent lumineux et s’en réjouir comme on se réjouit d’une bulle de savon? Ce que le désir de mon cœur faisait miroiter à mes yeux ne pourrait-il se réaliser? Était-il donc si totalement impossible que je devinsse célèbre du jour au lendemain? Égal à elle bien que d’extraction inférieure? Au moins l’égal du Dr Savioli? Je pensai à la pierre taillée de Mirjam: si j’en réussissais encore une comme celle-là, aucun doute possible, les meilleurs artistes de tous les temps n’avaient jamais rien créé de meilleur.
Et si l’on admettait un hasard, un seuclass="underline" la mort subite du mari d’Angélina? Des ondes brûlantes et glacées me parcouraient: un minuscule hasard et mon espoir, mon espoir le plus audacieux prenait forme. Le bonheur qui m’échoirait alors en partage ne tenait qu’à un mince fil qui pouvait se rompre d’une heure à l’autre.
Mille choses plus extraordinaires ne m’étaient-elles pas déjà arrivées? Des choses dont l’humanité ne soupçonnait même pas l’existence?
N’était-ce pas un miracle qu’en l’espace de quelques semaines des dons artistiques se fussent éveillés en moi qui me haussaient déjà bien au-dessus de la moyenne? Et je n’étais encore qu’au début du chemin. N’avais-je donc pas droit au bonheur?
Mysticisme serait-il synonyme d’apathie sans désir? J’accentuai le «oui» en moi: rêver encore une heure seulement, une minute, une courte existence d’homme?
Et je rêvai les yeux ouverts. Les pierres précieuses sur la table grossissaient, grossissaient et faisaient ruisseler tout autour de moi des cascades multicolores. Des arbres d’opale groupés en bosquets réfléchissaient les ondes lumineuses du ciel, leurs bleus scintillaient comme les ailes d’un gigantesque papillon tropical, gerbes d’étincelles au-dessus de prairies pleines des chaudes senteurs de l’été. J’avais soif et je rafraîchissais mes membres dans le bouillonnement glacé des ruisseaux qui bruissaient sur les blocs de rochers en nacre. Un souffle torride passé sur les pentes recouvertes de fleurs m’enivrait du parfum des jasmins, des jacinthes, des narcisses, des daphnés…
Intolérable! Intolérable! J’effaçai l’image. J’avais soif.
Tels étaient donc les tourments du paradis.
J’ouvris violemment la fenêtre et le vent tiède du dégel glissa sur mon front. L’odeur du printemps qui approchait était partout. Mirjam. Impossible de ne pas penser à Mirjam. Mirjam se tenant au mur pour ne pas tomber quand elle était venue me raconter qu’un miracle avait eu lieu, un vrai miracle: elle avait trouvé une pièce d’or dans le pain que le boulanger posait entre les barreaux sur la fenêtre de la cuisine.