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— Il a expliqué ses raisons, dans son discours. Au XIVe siècle, les gens ne prêtaient guère attention aux dates, sauf pour les semailles, les moissons et les fêtes religieuses. Elles sont nombreuses, à l’approche de Noël. C’est pour cela que le Médiéval a choisi cette période de l’année. L’Avent permettra à Kivrin de déterminer ses coordonnées temporelles et de regagner le point de récupération le vingt-huit décembre.

— Gilchrist aurait pu reporter le départ de Kivrin d’une semaine et prévoir son retour pour l’Épiphanie. Mais il s’en est bien gardé. Il a opté pour cette date parce que Basingame est absent et ne peut s’opposer à ses projets.

— J’avoue que sa hâte m’a surprise. Quand je lui ai précisé quelle serait la durée du séjour de Kivrin à l’hôpital, il m’a demandé d’accélérer le mouvement. J’ai dû lui expliquer que les vaccins ne seraient pas immédiatement efficaces.

— Un rendez-vous le vingt-huit décembre… pour la célébration du massacre des Innocents. Je crains que ce soit approprié, compte tenu de l’organisation de ce transfert.

— Pourquoi n’intervenez-vous pas ? Vous êtes le directeur d’études de Kivrin. Vous pouvez lui interdire de partir.

— Faux. Elle est inscrite à Brasenose. Elle est placée sous la responsabilité de Latimer.

Il désigna l’homme qui avait repris la cassette cerclée de cuivre et répertoriait son contenu, l’air absent.

— C’est à titre personnel qu’elle est venue à Balliol me demander de la former pour cette expédition.

Il se tourna vers la baie vitrée.

— Je lui ai dit que c’était de la folie.

Elle était alors en première année.

— Je veux aller au Moyen Âge, lui avait-elle dit.

Une fille qui mesurait moins d’un mètre cinquante, aux cheveux blonds tressés en nattes. Elle ne semblait même pas assez âgée pour pouvoir traverser une rue toute seule.

— Impossible, avait-il rétorqué.

Une erreur. Il aurait dû la renvoyer au Médiéval, lui conseiller de s’adresser à son directeur d’études.

— L’accès au monde médiéval est interdit.

— Selon M. Gilchrist, sa classification sur l’échelle des risques serait injustifiée. Elle est fondée sur un taux de mortalité dû à la malnutrition et à l’absence de soins médicaux dignes de ce nom. Un historien vacciné contre les maladies de l’époque ne courrait aucun danger. Il compte demander à la Faculté d’Histoire de réétudier la question et d’ouvrir une partie du XIVe siècle.

— Il est inconcevable qu’on autorise l’accès à un monde ravagé non seulement par la peste noire et le choléra mais aussi par la guerre de Cent Ans.

— Si cette décision est prise, je veux partir.

— N’y comptez pas. Le Médiéval désignera un homme. Seules les femmes de basse extraction voyageaient seules, à l’époque. Et elles étaient des proies rêvées pour les brigands et les loups qui croisaient leur chemin. Les femmes de la noblesse et des classes moyennes étaient protégées par leur père, leur époux ou leurs serviteurs. En outre, il faudrait être inconscient pour envoyer quelqu’un qui n’a pas terminé ses études en un siècle aussi dangereux.

— Il ne l’est pas plus que le XXe avec ses armes chimiques, ses accidents d’automobile et ses bombardements. Au Moyen Âge, au moins ne risquait-on pas de recevoir une bombe sur la tête. Par ailleurs, qui pourrait se prétendre expérimenté ? Nul n’est encore allé à cette époque, et les historiens savent très peu de choses sur elle. Les documents sont rares, à l’exception des registres paroissiaux et des rôles d’imposition. Voilà pourquoi je veux découvrir à quoi ressemblaient les gens, et comment ils vivaient. Aidez-moi.

— C’est au Médiéval qu’il faut vous adresser, avait-il déclaré, bien trop tard.

— Je l’ai fait. Les connaissances des spécialistes n’ont aucune utilité pratique. M. Latimer m’enseigne la grammaire de l’anglais de l’époque, mais pas à le parler.

« Or, je dois me familiariser avec la langue, les us et les coutumes, la valeur de l’argent et la façon de se tenir à table. Saviez-vous par exemple qu’ils ne mettaient pas leur viande dans des assiettes mais sur des miches de pain plates qu’ils rompaient et mangeaient ensuite ? Quelqu’un doit m’apprendre tout cela, pour m’éviter de commettre des erreurs.

— Je suis un spécialiste du XXe siècle, pas un médiéviste. Il y a quarante ans que je ne me suis pas intéressé au Moyen Âge.

— Mais vous savez ce qu’il est indispensable de connaître lorsqu’on effectue un voyage temporel.

— Adressez-vous à Gilchrist, avait-il conseillé.

Bien qu’il considérât cet homme comme un imbécile imbu de lui-même.

— Il n’a pas de temps à me consacrer. Obtenir la reclassification du XIVe siècle l’accapare.

À quoi bon, s’il ne forme pas un historien pour l’envoyer à cette époque ? s’était-il demandé.

— Vous devriez contacter cette archéologue américaine. Elle est la mieux placée pour vous renseigner.

— Mlle Montoya est débordée, elle aussi. Elle cherche des bénévoles pour son chantier de Skendgate. Non, il n’y a que vous.

Il aurait dû répondre : « Je n’appartiens pas à la faculté de Brasenose. » Mais la perspective de pouvoir démontrer que Latimer était un vieillard sénile, Montoya une vieille fille frustrée et Gilchrist un incapable le séduisait. C’était pour lui une occasion de donner une leçon à ces imbéciles du Médiéval.

— Nous vous ferons attribuer un interprète, avait-il dit. Vous apprendrez le latin liturgique, le normand et le bas allemand, en plus du moyen anglais que vous enseigne M. Latimer.

Elle sortait déjà un stvlo et un calepin de sa poche pour dresser une liste.

— Vous devrez laisser pousser vos cheveux et savoir traire une vache, ramasser des œufs, cultiver un potager et filer la laine… avec une quenouille, car le rouet est d’apparition plus récente. Il vous faudra aussi prendre des leçons d’équitation.

Il s’était ressaisi et interrompu. La fille restait penchée sur ses gribouillis et ses nattes se balançaient sur ses épaules.

— Savez-vous ce que vous devrez également apprendre ? avait-il ajouté. À soigner des plaies purulentes, à faire la toilette des enfants décédés et à creuser leur tombe. Quoi qu’en dise Gilchrist, le taux de mortalité justifiera toujours une classification de dix. Au XIVe siècle, l’espérance de vie était de trente-huit ans. Vous n’y avez pas votre place.

Elle avait relevé la tête, le stylo en suspension au-dessus de la page.

— Où peut-on s’habituer à voir des cadavres ? À la morgue ? Dois-je m’adresser au docteur Ahrens ?

Il revint au présent.

— J’ai tenté de la dissuader, mais elle a refusé d’écouter mes arguments.

— Je sais, dit Mary. Elle n’a pas non plus suivi mes conseils.

Il s’assit près d’elle, avec raideur. La pluie avait réveillé son arthrite. Il se dépouilla de son pardessus et déroula son cache-nez.

— Je lui ai proposé de cautériser ses narines, ajouta Mary. Je l’ai avertie que la puanteur risquait de la priver de tous ses moyens, que l’odeur des excréments, de la viande avariée et de la putréfaction lui donnerait des nausées.

— Et elle n’en a pas fait cas ?

— Non.

— Quand je lui ai expliqué que Gilchrist ne prenait pas assez de précautions, elle m’a rétorqué que je m’inquiétais pour rien.