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— Yvonne, dis-je tout bas, vous saviez bien que vous étiez ce bonheur-là, cette jeune fille-là.

— Ah! soupira-t-elle. Comment ai-je pu un instant avoir cette pensée orgueilleuse. C’est cette pensée-là qui est cause de tout.

— Je vous disais: «Peut-être que je ne puis rien faire pour lui». Et au fond de moi, je pensais: «Puisqu’il m’a tant cherchée et puisque je l’aime il faudra bien que je fasse son bonheur». Mais quand je l’ai vu près de moi, avec toute sa fièvre, son inquiétude, son remords mystérieux, j’ai compris que je n’étais qu’une pauvre femme comme les autres…

» — Je ne suis pas digne de vous, répétait-il, quand ce fut le petit jour et la fin de la nuit de nos noces.

» — Et j’essayais de le consoler, de le rassurer. Rien ne calmait son angoisse. Alors j’ai dit: «S’il faut que vous partiez, si je suis venue vers vous au moment où rien ne pouvait vous rendre heureux, s’il faut que vous m’abandonniez un temps pour ensuite revenir apaisé près de moi, c’est moi qui vous demande de partir…

Dans l’ombre je vis qu’elle avait levé les yeux sur moi. C’était comme une confession qu’elle m’avait faite, et elle attendait, anxieusement, que je l’approuve ou la condamne. Mais que pouvais-je dire? Certes, au fond de moi, je revoyais le grand Meaulnes de jadis, gauche et sauvage, qui se faisait toujours punir plutôt que de s’excuser ou de demander une permission qu’on lui eût certainement accordée. Sans doute aurait-il fallu qu’Yvonne de Galais lui fît violence, et lui prenant la tête entre ses mains, lui dit: «Qu’importe ce que vous avez fait; je vous aime; tous les hommes ne sont-ils pas des pécheurs?» Sans doute avait-elle eu grand tort, par générosité, par esprit de sacrifice, de le rejeter ainsi sur la route des aventures… Mais comment aurais-je pu désapprouver tant de bonté, tant d’amour!…

Il y eut un long moment de silence, pendant lequel, troublés jusques au fond du cœur, nous entendions la pluie froide dégoutter dans les haies et sous les branches des arbres.

— Il est donc parti au matin, poursuivit-elle. Plus rien ne nous séparait désormais. Et il m’a embrassée, simplement, comme un mari qui laisse sa jeune femme, avant un long voyage…

Elle se levait. Je pris dans la mienne sa main fiévreuse, puis son bras, et nous remontâmes l’allée dans l’obscurité profonde.

— Pourtant il ne vous a jamais écrit? demandai-je.

— Jamais, répondit-elle.

Et alors, la pensée nous venant à tous deux de la vie aventureuse qu’il menait à cette heure sur les routes de France ou d’Allemagne, nous commençâmes à parler de lui comme nous ne l’avions jamais fait. Détails oubliés, impressions anciennes nous revenaient en mémoire, tandis que lentement nous regagnions la maison, faisant à chaque pas de longues stations pour mieux échanger nos souvenirs… Longtemps — jusqu’aux barrières du jardin — dans l’ombre, j’entendis la précieuse voix basse de la jeune femme; et moi, repris par mon vieil enthousiasme, je lui parlais sans me lasser, avec une amitié profonde, de celui qui nous avait abandonnés…

XII.

Le Fardeau

La classe devait commencer le lundi. Le samedi soir, vers cinq heures, une femme du Domaine entra dans la cour de l’école où j’étais occupé à scier du bois pour l’hiver. Elle venait m’annoncer qu’une petite fille était née aux Sablonnières. L’accouchement avait été difficile. À neuf heures du soir il avait fallu demander la sage-femme de Préveranges. À minuit, on avait attelé de nouveau pour aller chercher le médecin de Vierzon. Il avait dû appliquer les fers. La petite fille avait la tête blessée et criait beaucoup mais elle paraissait bien en vie. Yvonne de Galais était maintenant très affaissée, mais elle avait souffert et résisté avec une vaillance extraordinaire.

Je laissai là mon travail, courus revêtir un autre paletot, et content, en somme, de ces nouvelles, je suivis la bonne femme jusqu’aux Sablonnières. Avec précaution, de crainte que l’une des deux blessées ne fût endormie, je montai par l’étroit escalier de bois qui menait au premier étage. Et là, M. de Galais, le visage fatigué mais heureux me fit entrer dans la chambre où l’on avait provisoirement installé le berceau entouré de rideaux.

Je n’étais jamais entré dans une maison où fût né le jour même un petit enfant. Que cela me paraissait bizarre et mystérieux et bon! Il faisait un soir si beau — un véritable soir d’été — que M. de Galais n’avait pas craint d’ouvrir la fenêtre qui donnait sur la cour. Accoudé près de moi sur l’appui de la croisée, il me racontait, avec épuisement et bonheur, le drame de la nuit; et moi qui l’écoutais, je sentais obscurément que quelqu’un d’étranger était maintenant avec nous dans la chambre…

Sous les rideaux, cela se mit à crier, un petit cri aigre et prolongé… Alors M. de Galais me dit à demi-voix:

— C’est cette blessure à la tête qui la fait crier.

Machinalement — on sentait qu’il faisait cela depuis le matin et que déjà il en avait pris l’habitude — il se mit à bercer le petit paquet de rideaux.

— Elle a ri déjà, dit-il, et elle prend le doigt. Mais vous ne l’avez pas vue?

Il ouvrit les rideaux et je vis une rouge petite figure bouffie, un petit crâne allongé et déformé par les fers:

— Ce n’est rien, dit M. de Galais, le médecin a dit que tout cela s’arrangerait de soi-même… Donnez-lui votre doigt, elle va le serrer.

Je découvrais là comme un monde ignoré. Je me sentais le cœur gonflé d’une joie étrange que je ne connaissais pas auparavant…

M. de Galais entr’ouvrit avec précaution la porte de la chambre de la jeune femme. Elle ne dormait pas.

— Vous pouvez entrer, dit-il.

Elle était étendue, le visage enfiévré, au milieu de ses cheveux blonds épars. Elle me tendit la main en souriant d’un air las. Je lui fis compliment de sa fille. D’une voix un peu rauque, et avec une rudesse inaccoutumée — la rudesse de quelqu’un qui revient du combat:

— Oui, mais on me l’a abîmée, dit-elle en souriant.

Il fallut bientôt partir pour ne pas la fatiguer.

Le lendemain dimanche, dans l’après-midi, je me rendis avec une hâte presque joyeuse aux Sablonnières. À la porte, un écriteau fixé avec des épingles arrêta le geste que je faisais déjà:

Prière de ne pas sonner

Je ne devinai pas de quoi il s’agissait. Je frappai assez fort. J’entendis dans l’intérieur des pas étouffés qui accouraient. Quelqu’un que je ne connaissais pas — et qui était le médecin de Vierzon — m’ouvrit:

— Eh bien, qu’y a-t-il? fis-je vivement.

— Chut! chut! — me répondit-il tout bas, l’air fâché. La petite fille a failli mourir cette nuit. Et la mère est très mal.

Complètement déconcerté, je le suivis sur la pointe des pieds jusqu’au premier étage. La petite fille endormie dans son berceau était toute pâle, toute blanche, comme un petit enfant mort. Le médecin pensait la sauver. Quant à la mère, il m’affirmait rien… Il me donna de longues explications comme au seul ami de la famille. Il parla de congestion pulmonaire, d’embolie. Il hésitait, il n’était pas sûr… M. de Galais entra, affreusement vieilli en deux jours, hagard et tremblant.

Il m’emmena dans la chambre sans trop savoir ce qu’il faisait:

— Il faut, me dit-il, tout bas, qu’elle ne soit pas effrayée; il faut, a ordonné le médecin, lui persuader que cela va bien.

Tout le sang à la figure, Yvonne de Galais était étendue, la tête renversée comme la veille. Les joues et le front rouge sombre, les yeux par instants révulsés, comme quelqu’un qui étouffe, elle se défendait contre la mort avec un courage et une douceur indicibles.

Elle ne pouvait parler, mais elle me tendit sa main en feu, avec tant d’amitié que je faillis éclater en sanglots.

— Eh bien, eh bien, dit M. de Galais très fort, avec un enjouement affreux, qui semblait de folie, vous voyez que pour une malade elle n’a pas trop mauvaise mine!