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Et je ne savais que répondre, mais je gardais dans la mienne la main horriblement chaude de la jeune femme mourante…

Elle voulut faire un effort pour me dire quelque chose, me demander je ne sais quoi; elle tourna les yeux vers moi, puis vers la fenêtre, comme pour me faire signe d’aller dehors chercher quelqu’un… Mais alors une affreuse crise d’étouffement la saisit: ses beaux yeux bleus qui, un instant, m’avaient appelé si tragiquement, se révulsèrent; ses joues et son front noircirent, et elle se débattit doucement cherchant à contenir jusqu’à la fin son épouvante et son désespoir. On se précipita — le médecin et les femmes — avec un ballon d’oxygène, des serviettes, des flacons; tandis que le vieillard penché sur elle criait — criait comme si déjà elle eût été loin de lui, de sa voix rude et tremblante:

— N’aie pas peur, Yvonne. Ce ne sera rien. Tu n’as pas besoin d’avoir peur!

Puis la crise s’apaisa. Elle put souffler un peu, mais elle continua à suffoquer à demi, les yeux blancs, la tête renversée, luttant toujours, mais incapable, fût-ce un instant, pour me regarder et me parler, de sortir du gouffre où elle était déjà plongée.

… Et comme je n’étais utile à rien, je dus me décider à partir. Sans doute, j’aurais pu rester un instant encore; et à cette pensée je me sens étreint par un affreux regret. Mais quoi? J’espérais encore. Je me persuadais que tout n’était pas si proche.

En arrivant à la lisière des sapins, derrière la maison, songeant au regard de la jeune femme tourné vers la fenêtre, j’examinai avec l’attention d’une sentinelle ou d’un chasseur d’hommes la profondeur de ce bois par où Augustin était venu jadis et par où il avait fui l’hiver précédent. Hélas! Rien ne bougea. Pas une ombre suspecte; pas une branche qui remue. Mais, à la longue, là-bas, vers l’allée qui venait de Préveranges, j’entendis le son très fin d’une clochette; bientôt parut au détour du sentier un enfant avec une calotte rouge et une blouse d’écolier que suivait un prêtre… Et je partis, dévorant mes larmes.

Le lendemain était le jour de la rentrée des classes. À sept heures, il y avait déjà deux ou trois gamins dans la cour. J’hésitai longuement à descendre, à me montrer. Et lorsque je parus enfin, tournant la clef de la classe moisie, qui était fermée depuis deux mois, ce que je redoutais le plus au monde arriva: je vis le plus grand des écoliers se détacher du groupe qui jouait sous le préau et s’approcher de moi. Il venait me dire que «la jeune dame des Sablonnières était morte hier à la tombée de la nuit».

Tout se mêle pour moi, tout se confond dans cette douleur. Il me semble maintenant que jamais plus je n’aurai le courage de recommencer la classe. Rien que traverser la cour aride de l’école c’est une fatigue qui va me briser les genoux. Tout est pénible, tout est amer puisqu’elle est morte. Le monde est vide, les vacances sont finies. Finies, les longues courses perdues en voiture; finie, la fête mystérieuse… Tout redevient la peine que c’était.

J’ai dit aux enfants qu’il n’y aurait pas de classe ce matin. Ils s’en vont, par petits groupes, porter cette nouvelle aux autres à travers la campagne. Quant à moi, je prends mon chapeau noir, une jaquette bordée que j’ai, et je m’en vais misérablement vers les Sablonnières…

… Me voici devant la maison que nous avions tant cherchée il y a trois ans! C’est dans cette maison qu’Yvonne de Galais, la femme d’Augustin Meaulnes, est morte hier soir. Un étranger la prendrait pour une chapelle, tant il s’est fait de silence depuis hier dans ce lieu désolé.

Voilà donc ce que nous réservait ce beau matin de rentrée, ce perfide soleil d’automne qui glisse sous les branches. Comment lutterais-je contre cette affreuse révolte, cette suffocante montée de larmes! Nous avions retrouvé la belle jeune fille. Nous l’avions conquise. Elle était la femme de mon compagnon et moi je l’aimais de cette amitié profonde et secrète qui ne se dit jamais. Je la regardais et j’étais content, comme un petit enfant. J’aurais un jour peut-être épousé une autre jeune fille, et c’est à elle la première que j’aurais confié la grande nouvelle secrète…

Près de la sonnette, au coin de la porte, on a laissé l’écriteau d’hier. On a déjà apporté le cercueil dans le vestibule, en bas. Dans la chambre du premier, c’est la nourrice de l’enfant qui m’accueille, qui me raconte la fin et qui entr’ouvre doucement la porte… La voici. Plus de fièvre ni de combats. Plus de rougeur, ni d’attente… Rien que le silence, et, entouré d’ouate, un dur visage insensible et blanc, un front mort d’où sortent les cheveux drus et durs.

M. de Galais, accroupi dans un coin, nous tournant le dos, est en chaussettes, sans souliers, et il fouille avec une terrible obstination dans des tiroirs en désordre, arrachés d’une armoire. Il en sort de temps à autre, avec une crise de sanglots qui lui secoue les épaules comme une crise de rire, une photographie ancienne, déjà jaunie, de sa fille.

L’enterrement est pour midi. Le médecin craint la décomposition rapide, qui suit parfois les embolies. C’est pourquoi le visage, comme tout le corps d’ailleurs, est entouré d’ouate imbibée de phénol.

L’habillage terminé — on lui a mis son admirable robe de velours bleu sombre, semée par endroits de petites étoiles d’argent, mais il a fallu aplatir et friper les belles manches à gigot maintenant démodées — au moment de faire monter le cercueil, on s’est aperçu qu’il ne pourrait pas tourner dans le couloir trop étroit. Il faudrait avec une corde le hisser dehors par la fenêtre et de la même façon le faire descendre ensuite… Mais M. de Galais, toujours penché sur de vieilles choses parmi lesquelles il cherche on ne sait quels souvenirs perdus, intervient alors avec une véhémence terrible.

— Plutôt, dit-il d’une voix coupée par les larmes et la colère, plutôt que de laisser faire une chose aussi affreuse, c’est moi qui la prendrai et la descendrai dans mes bras…

Et il ferait ainsi, au risque de tomber en faiblesse, à mi-chemin, et de s’écrouler avec elle!

Mais alors je m’avance, je prends le seul parti possible: avec l’aide du médecin et d’une femme, passant un bras sous le dos de la morte étendue, l’autre sous ses jambes, je la charge contre ma poitrine. Assise sur mon bras gauche, les épaules appuyées contre mon bras droit, sa tête retombante retournée sous mon menton, elle pèse terriblement sur mon cœur. Je descends lentement, marche par marche, le long escalier raide, tandis qu’en bas on apprête tout.

J’ai bientôt les deux bras cassés par la fatigue. À chaque marche, avec ce poids sur la poitrine, je suis un peu essoufflé. Agrippé au corps inerte et pesant, je baisse la tête sur la tête de celle que j’emporte, je respire fortement et ses cheveux blonds aspirés m’entrent dans la bouche — des cheveux morts qui ont un goût de terre. Ce goût de terre et de mort, ce poids sur le cœur, c’est tout ce qui reste pour moi de la grande aventure, et de vous, Yvonne de Galais, jeune femme tant cherchée — tant aimée…

XIII.

Le Cahier de Devoirs mensuels

Dans la maison pleine de tristes souvenirs, où des femmes, tout le jour, berçaient et consolaient un tout petit enfant malade, le vieux M. de Galais ne tarda pas à s’aliter. Aux premiers grands froids de l’hiver il s’éteignit paisiblement et je ne pus me tenir de verser des larmes au chevet de ce vieil homme charmant, dont la pensée indulgente et la fantaisie alliée à celle de son fils avaient été la cause de toute notre aventure. Il mourut, fort heureusement, dans une incompréhension complète de tout ce qui s’était passé et, d’ailleurs, dans un silence presque absolu. Comme il n’avait plus depuis longtemps ni parents ni amis dans cette région de la France, il m’institua par testament son légataire universel jusqu’au retour de Meaulnes, à qui je devais rendre compte de tout, s’il revenait jamais… Et c’est aux Sablonnières désormais que j’habitai. Je n’allais plus à Saint-Benoist que pour y faire la classe, partant le matin de bonne heure, déjeunant à midi d’un repas préparé au Domaine, que je faisais chauffer sur le poêle, et rentrant le soir aussitôt après l’étude. Ainsi je pus garder près de moi l’enfant que les servantes de la ferme soignaient. Surtout j’augmentais mes chances de rencontrer Augustin, s’il rentrait un jour aux Sablonnières.