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Je note encore ceci: elles n’ont pas voulu ni que je les reconduise, ni me dire où elles demeuraient. Mais je les ai suivies aussi longtemps que j’ai pu. Je sais qu’elles habitent une petite rue qui tourne aux environs de Notre-Dame. Mais à quel numéro?… J’ai deviné qu’elles étaient couturières ou modistes.

En se cachant de sa sœur, Valentine m’a donné rendez-vous pour jeudi, à quatre heures, devant le même théâtre où nous sommes allés.

— Si je n’étais pas là jeudi, a-t-elle dit, revenez vendredi à la même heure, puis samedi, et ainsi de suite, tous les jours.

Jeudi 18 février. — Je suis parti pour l’attendre dans le grand vent qui charrie de la pluie. On se disait à chaque instant: il va finir par pleuvoir…

Je marche dans la demi-obscurité des rues, un poids sur le cœur. Il tombe une goutte d’eau. Je crains qu’il ne pleuve: une averse peut l’empêcher de venir. Mais le vent se reprend à souffler et la pluie ne tombe pas cette fois encore. Là-haut, dans le gris après-midi du ciel — tantôt gris et tantôt éclatant — un grand nuage a dû céder au vent. Et je suis ici terré dans une attente misérable…

Devant le théâtre. — Au bout d’un quart d’heure je suis certain qu’elle ne viendra pas. Du quai où je suis, je surveille au loin, sur le pont par lequel elle aurait dû venir, le défilé des gens qui passent. J’accompagne du regard toutes les jeunes femmes en deuil que je vois venir et je me sens presque de la reconnaissance pour celles qui, le plus longtemps, le plus près de moi, lui ont ressemblé et m’ont fait espérer…

Une heure d’attente. — Je suis las. À la tombée de la nuit, un gardien de la paix traîne au poste voisin un voyou qui lui jette d’une voix étouffée toutes les injures, toutes les ordures qu’il sait. L’agent est furieux, pâle, muet… Dès le couloir il commence à cogner, puis il referme sur eux la porte pour battre le misérable tout à l’aise… Il me vient cette pensée affreuse que j’ai renoncé au paradis et que je suis en train de piétiner aux portes de l’enfer.

De guerre lasse, je quitte l’endroit et je gagne cette rue étroite et basse, entre la Seine et Notre-Dame, où je connais à peu près la place de leur maison. Tout seul, je vais et viens. De temps à autre une bonne ou une ménagère sort sous la petite pluie pour faire avant la nuit ses emplettes… Il n’y a rien, ici, pour moi, et je m’en vais… Je repasse, dans la pluie claire qui retarde la nuit, sur la place où nous devions nous attendre. Il y a plus de monde que tout à l’heure — une foule noire…

Suppositions — Désespoir — Fatigue — Je me raccroche à cette pensée: demain. Demain, à la même heure, en ce même endroit, je reviendrai l’attendre. Et j’ai grande hâte que demain soit arrivé. Avec ennui j’imagine la soirée d’aujourd’hui, puis la matinée du lendemain, que je vais passer dans le désœuvrement… Mais déjà cette journée n’est-elle pas presque finie?… Rentré chez moi, près du feu, j’entends crier les journaux du soir. Sans doute, de sa maison perdue quelque part dans la ville, auprès de Notre-Dame, elle les entend aussi.

Elle… Je veux dire: Valentine.

Cette soirée que j’avais voulu escamoter me pèse étrangement. Tandis que l’heure avance, que ce jour-là va bientôt finir et que déjà je le voudrai fini, il y a des hommes qui lui ont confié tout leur espoir, tout leur amour et leurs dernières forces. Il y a des hommes mourants, d’autres qui attendent une échéance, et qui voudraient que ce ne soit jamais demain. Il y en a d’autres pour qui demain pointera comme un remords. D’autres qui sont fatigués, et cette nuit ne sera jamais assez longue pour leur donner tout le repos qu’il faudrait. Et moi, moi qui ai perdu ma journée, de quel droit est-ce que j’ose appeler demain?

Vendredi soir. — J’avais pensé écrire à la suite: «Je ne l’ai pas revue». Et tout aurait été fini.

Mais en arrivant ce soir, à quatre heures, au coin du théâtre: la voici. Fine et grave, vêtue de noir, mais avec de la poudre au visage et une collerette qui lui donne l’air d’un pierrot coupable. Un air à la fois douloureux et malicieux.

C’est pour me dire qu’elle veut me quitter tout de suite, qu’elle ne viendra plus.

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Et pourtant, à la tombée de la nuit, nous voici encore tous les deux, marchant lentement l’un près de l’autre, sur le gravier des Tuileries. Elle me raconte son histoire mais d’une façon si enveloppée que je comprends mal. Elle dit: «mon amant» en parlant de ce fiancé qu’elle n’a pas épousé. Elle le fait exprès, je pense, pour me choquer et pour que je ne m’attache point à elle.

Il y a des phrases d’elle que je transcris de mauvaise grâce:

«N’ayez aucune confiance en moi, dit-elle, je n’ai jamais fait que des folies.

«J’ai couru des chemins, toute seule.

«J’ai désespéré mon fiancé. Je l’ai abandonné parce qu’il m’admirait trop; il ne me voyait qu’en imagination et non point telle que j’étais. Or, je suis pleine de défauts. Nous aurions été très malheureux.

À chaque instant, je la surprends en train de se faire plus mauvaise qu’elle n’est. Je pense qu’elle veut se prouver à elle-même qu’elle a eu raison jadis de faire la sottise dont elle parle, qu’elle n’a rien à regretter et n’était pas digne du bonheur qui s’offrait à elle.

Une autre fois:

— Ce qui me plaît en vous, m’a-t-elle dit en me regardant longuement, ce qui me plaît en vous, je ne puis savoir pourquoi, ce sont mes souvenirs…

Une autre fois:

— Je l’aime encore, disait-elle, plus que vous ne pensez.

Et puis soudain, brusquement, brutalement, tristement:

— Enfin, qu’est-ce que vous voulez? Est-ce que vous m’aimez, vous aussi? Vous aussi, vous allez me demander ma main?…

J’ai balbutié. Je ne sais pas ce que j’ai répondu. Peut-être ai-je dit: «oui».

Cette espèce de journal s’interrompait là. Commençaient alors des brouillons de lettres illisibles, informes, raturés. Précaire fiançailles!… La jeune fille, sur la prière de Meaulnes, avait abandonné son métier. Lui s’était occupé des préparatifs du mariage. Mais sans cesse repris par le désir de chercher encore, de partir encore sur la trace de son amour perdu, il avait dû, sans doute, plusieurs fois disparaître; et, dans ces lettres, avec un embarras tragique, il cherchait à se justifier devant Valentine.

XV.

Le Secret (suite)

Puis le journal reprenait.

Il avait noté des souvenirs sur un séjour qu’ils avaient fait tous les deux à la campagne, je ne sais où. Mais, chose étrange, à partir de cet instant, peut-être par un sentiment de pudeur secrète, le journal était rédigé de façon si hachée, si informe, griffonné si hâtivement aussi, que j’ai dû reprendre moi même et reconstituer toute cette partie de son histoire.

14 juin. — Lorsqu’il s’éveilla de grand matin dans la chambre de l’auberge, le soleil avait allumé les dessins rouges du rideau noir. Des ouvriers agricoles, dans la salle du bas, parlaient fort en prenant le café du matin: ils s’indignaient, en phrases rudes et paisibles, contre un de leurs patrons. Depuis longtemps sans doute Meaulnes entendait, dans son sommeil, ce calme bruit. Car il n’y prit point garde d’abord. Ce rideau semé de grappes rougies par le soleil, ces voix matinales montant dans la chambre silencieuse, tout cela se confondait dans l’impression unique d’un réveil à la campagne, au début de délicieuses grandes vacances.