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Les minutes s’égrenaient avec lenteur.

Récupérer la navette, remonter là-haut et demander de l’aide à mes supérieurs… qui ne me l’accorderont pas, ma main à couper ! Il n’est pas douteux qu’ils préféreront sacrifier un individu pour garantir leur propre existence et celle de ce qu’ils ont à préserver. Keith est définitivement coincé ici et dans treize ans les Barbares lui auront réglé son compte. Mais dans treize ans, Cynthia sera encore jeune. Après treize ans d’exil dans ce cauchemar, sachant depuis le début combien de temps son mari aura encore à vivre, elle sera abandonnée dans une époque étrangère et interdite, isolée à la cour de Cambyse – une cour effrayante aux mains d’un dément… Non ! je lui tairai la vérité, il le faut. Elle restera dans son temps, persuadée que Keith « est » mort. C’est le choix qu’il ferait lui-même. Et au bout d’un an ou deux, elle retrouvera le bonheur. Je pourrai le lui enseigner.

Il avait fait halte ; les rochers lui meurtrissaient les pieds mal protégés par des semelles trop fines. Son corps était perclus de crampes. Et l’eau était bruyante. Soudain, comme le lit du ruisseau obliquait, il vit les Perses.

Ils étaient deux qui suivaient le bord en marchant vers l’aval. Sa capture avait une telle importance que les préjugés religieux interdisant de longer l’eau n’étaient plus respectés. Et, sur l’autre berge, il y en avait encore deux qui se glissaient entre les arbres. L’un d’eux était Harpage. Les armes aux longues lames sifflèrent en sortant des fourreaux.

— Arrête-toi, s’écria le Chiliarque. Arrête-toi, Grec, et rends-toi !

Everard s’immobilisa, rigide. L’eau clapotait contre ses chevilles. Les hommes qui s’élançaient à sa rencontre semblaient irréels ; au fond de ce puits d’ombre, leurs traits disparaissaient et il ne voyait que leurs costumes blancs et les éclairs frémissants des épées. Il comprit dans un choc qui semblait lui fouailler le ventre que ses poursuivants, après avoir suivi sa piste jusqu’au cours d’eau, s’étaient divisés pour fouiller le terrain en amont comme en aval. Plus rapides que lui, obligé qu’il était de patauger dans le lit du ruisseau, ils s’étaient avancés au-delà du point que leur captif aurait pu humainement atteindre et avaient rebroussé chemin, attentifs et sûrs d’eux.

— Prenez-le vivant, leur rappela Harpage. Coupez-lui le jarret s’il le faut, mais prenez-le vivant.

Everard fit face à la berge d’où était venu l’ordre.

— Tu l’auras voulu, mon salaud, gronda-t-il en anglais.

Les deux hommes qui étaient entrés dans l’eau prirent le pas de course en hurlant à tue-tête. L’un d’eux glissa et s’étala de tout son long. L’autre dégringola la pente sur les reins.

La boue était glissante et Everard s’appuyait sur son bouclier pour garder l’équilibre tandis qu’il grimpait. Calmement, Harpage s’avança à sa rencontre et quand l’Américain fut à portée, la lame du Chiliarque fendit l’air. Manse détourna la tête ; le sabre sonna sur son casque, fut dévié par le couvre-joue et lui zébra l’épaule. Heureusement, la blessure était superficielle. Manse n’éprouva qu’une simple brûlure. D’ailleurs, il était trop occupé pour sentir quoi que ce soit.

Il n’espérait pas vaincre : son seul désir était que ses adversaires le tuassent et il était décidé à leur faire payer cher ce privilège. Comme il atteignait la plate-forme tapissée d’herbe, il eut juste le temps de parer de son bouclier le coup de sabre que lui portait Harpage, visant les yeux, puis de détourner d’un revers de glaive la lame qui revenait à la charge en direction, cette fois, de son genou. Dans le combat au corps à corps, l’Asiate à l’armement léger n’a aucune chance en face du hoplite : l’histoire le démontrait deux générations plus tard. Si seulement j’avais une cuirasse et des cnémides, je pourrais venir à bout de quatre adversaires ! songeait Everard, tout en maniant avec une adresse consommée son bouclier, non seulement pour se protéger, mais aussi pour repousser son adversaire en s’efforçant opiniâtrement de se glisser sous la longue lame de Harpage pour frapper le Chiliarque au ventre.

Avec un sourire de mépris derrière ses moustaches en bataille, le Mède rompit. Il cherchait à gagner du temps, bien sûr. Et sa tactique était bonne : ses trois compagnons se hissaient au sommet de la falaise. Ils bondirent avec un hurlement, mais en ordre dispersé. Guerriers admirables dans le combat au corps à corps, les Perses avaient toujours ignoré la discipline des mouvements de masse coordonnés en usage en Europe et contre laquelle se brisèrent leurs assauts à Marathon et à Gaugamèles. Mais seul contre quatre hommes cuirassés, Manse n’avait aucune chance. Il s’adossa à un tronc. Le premier de ses adversaires se jeta sur lui avec témérité et son épée tinta contre le long bouclier hellène. Le glaive d’Everard s’enfonça sans effort dans la chair offerte. Quand il sentit une résistance, le Patrouilleur, qui n’en était pas à son coup d’essai, retira son arme et fit un pas de côté. Le Perse, frappé à mort, s’affaissa avec un gémissement. Comprenant que son sort était scellé, il tourna son visage vers le ciel.

Ses camarades entouraient déjà Manse. Les branches basses interdisaient l’emploi du lasso et ils acceptaient le combat à l’arme blanche. D’un coup de bouclier, l’Américain écarta l’épée dont le menaçait l’assaillant de gauche, découvrant ainsi son flanc droit ; c’était un risque qu’il pouvait courir : Harpage avait ordonné qu’on ne le tuât pas. Le second Perse visa les chevilles du Patrouilleur qui sauta à pieds joints. La lame fendit l’air en sifflant au ras de ses semelles. Mais l’homme qui était à sa gauche revint à la charge. Everard éprouva un choc brutal et vit l’acier lui mordre le mollet. Il bondit en arrière. Un rai de soleil filtrant entre les rameaux fit rutiler le sang. Il avait un éclat irréel. La jambe de Manse ploya sous le poids de son corps.

— Sus ! Sus ! s’époumonait Harpage. A coups d’estoc !

— Un travail que votre crapule de chef de bande n’aura pas le cœur d’accomplir quand je l’aurai arrangé à ma manière, s’écria Everard.

Il avait bien calculé la réplique. L’assaut fléchit et Manse rompit en vacillant.

— S’il faut que les Perses soient les chiens de garde des Mèdes, reprit-il, choisissez donc un Mède qui soit un homme plutôt qu’un couard qui, non content d’avoir trahi son Roi, fuit à présent devant un seul Grec.

Un Oriental, fût-il originaire du bassin méditerranéen, fût-il né dans un si lointain passé, ne pouvait perdre la face de cette façon. Harpage n’était certes pas un lâche et Everard savait parfaitement que ses accusations étaient gratuites. Mais, crachant un juron, le Chiliarque s’élança. L’espace d’une seconde, Manse eut la vision du visage fou aux traits aigus qui grossissait devant le sien. Pesamment, mal assuré sur ses jambes, il fit front. L’hésitation des deux tueurs dura une seconde de trop ; le choc se produisit entre le Chiliarque et le Patrouilleur. Le sabre haut brandi du premier s’abattit sur le casque du second, rebondit, glissa le long du bouclier et acheva sa trajectoire en s’enfonçant à son tour dans la jambe d’Everard. Un pan de tunique blanche ondula mollement devant le regard de ce dernier qui, les épaules tassées, frappa de la pointe.