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Everard, attentif, contemplait le jardin frémissant sous la brise.

— Non, bien sûr. Je comprends. J’espère que vous n’avez pas trop souffert de la solitude.

— Je m’y suis fait, répondit lentement Denison. Harpage est devenu une vieille habitude ; c’est un type intéressant. Crésus s’est révélé un garçon tout à fait acceptable. Le Mage Kobad a des idées originales et c’est le seul homme vivant qui ose me battre aux échecs. Et puis, il y a les fêtes, la chasse, les femmes… Il lança à Everard un regard en dessous. Et alors ? Qu’auriez-vous voulu que je fasse d’autre ?

— Rien. Seize ans, c’est long.

— Cassandane, ma favorite, me récompense de toutes les peines que j’ai eues. Bien que Cynthia… Oh… Manse ! Manse !

Denison se leva et posa ses mains sur l’épaule d’Everard. Ses doigts se serrèrent brutalement. Des doigts qui, seize ans durant, avaient étreint la hache, l’arc et la bride.

— Comment allez-vous me tirer d’ici ? hurla le roi des Perses.

7

Everard se leva à son tour et, les pouces enfoncés dans la ceinture, la tête basse, s’approcha du bord de la terrasse, contemplant fixement la dentelle de pierre de la balustrade.

— Je ne vois vraiment pas comment.

Denison frappa sa paume de son poing.

— Je l’aurais juré ! Chaque jour ma peur que la Patrouille ne puisse rien faire pour moi se faisait plus envahissante. Manse, il faut que vous fassiez quelque chose…

— C’est impossible, je vous dis. (La voix d’Everard était blanche.) Vous le savez aussi bien que moi : vous n’êtes pas un quelconque chefaillon barbare dont la carrière ne changera pas d’un iota les événements dans un siècle : vous êtes Cyrus, le fondateur de l’Empire perse, un personnage déterminant d’un milieu déterminant. Que Cyrus disparaisse, et l’avenir disparaît avec lui. Il ne restera plus qu’à faire une croix sur le XXe siècle – et sur Cynthia par la même occasion.

— En êtes-vous vraiment certain ?

— J’ai ausculté les faits à la loupe avant de faire le saut. Cessez de vous leurrer : nous avons un préjugé défavorable envers les Perses parce qu’ils étaient contre les Grecs et il se trouve que les aspects fondamentaux de notre civilisation procèdent de la culture hellénique. Mais les Perses sont au moins aussi importants que les Grecs.

« Vous les avez vus à l’œuvre. Bien sûr, de notre point de vue, ce sont des gens joliment cruels. Mais quoi… la cruauté est la règle de l’époque – et c’est également vrai en ce qui concerne la Grèce. Ce n’est pas un âge démocratique ! Pouvez-vous reprocher à ceux qui y vivent de ne pas appliquer une invention européenne totalement étrangère à leur univers intellectuel ? Ce qui compte, c’est que…

« La Perse a été la première nation conquérante a avoir fait l’effort de respecter et de concilier les peuples asservis, de prendre leurs lois en considération, de pacifier assez de territoires pour inaugurer des rapports réguliers avec l’Extrême-Orient – et elle a créé avec le Zoroastrisme les bases d’une religion universelle viable ne se limitant ni à un peuple ni à un pays. Peut-être ignorez-vous tout ce que la foi et le rite chrétiens doivent à leurs sources mithriaques ? Croyez-moi, ils lui doivent énormément. Et encore je ne parle pas du judaïsme que vous, Cyrus, le grand Cyrus, vous allez personnellement sauver. Rappelez-vous : quand vous vous emparerez de Babylone, vous permettrez aux Israélites qui s’y cachent de rentrer chez eux ; sans vous, ils auraient été engloutis, perdus dans la masse, comme les autres tribus d’Israël.

« L’Empire perse, même à l’époque de sa décadence, sera l’une des matrices de la civilisation. Qu’ont été la plupart des conquêtes d’Alexandre, sinon une mainmise sur l’espace territorial persique ? Or, ce sont ces conquêtes qui ont répandu l’hellénisme dans le monde entier. Et d’autres Etats hériteront de cet empire : le Pont, la Parthie, la Perse de Firduzi, celle d’Omar et celle d’Hafiz, l’Iran que nous connaissons et l’Iran d’un avenir bien plus lointain que le XXe siècle…

Everard pivota sur lui-même :

— Si vous laissiez tomber… tenez, je m’imagine ce que sera le futur : ils continueront à bâtir leurs ziggourats et à consulter les entrailles des victimes, à courir les bois d’Europe – d’une Europe qui n’aura pas découvert l’Amérique dans trois mille ans d’ici.

Les épaules de Denison s’affaissèrent.

— Ouais… c’est aussi la conclusion à laquelle je suis arrivé.

Il arpenta la terrasse, les mains derrière le dos, et son visage tanné paraissait vieillir de minute en minute.

— Encore treize ans, murmura-t-il et l’on eût dit qu’il s’adressait à lui-même. Dans treize ans, je tomberai au combat. Je ne sais pas exactement dans quelles conditions mais, d’une façon ou d’une autre, je serai forcé d’en passer par-là puisque les circonstances m’ont obligé à accomplir, bon gré mal gré, tout ce que j’ai déjà accompli… J’aurai beau faire l’impossible pour l’éduquer, je sais que Cambyse, mon fils, sera un individu incompétent doublé d’un sadique et qu’il faudra Darius pour sauver l’Empire. Ah ! Bon Dieu ! (Il se couvrit le visage de sa large manche flottante.) Excusez-moi. J’ai horreur des gens qui s’apitoient sur eux-mêmes, mais c’est plus fort que moi.

Everard détourna son regard mais il entendait Cyrus haleter. Le roi remplit de vin deux calices et le rejoignit sur le banc.

— Ne m’en veuillez pas, dit-il d’un ton sec. J’ai récupéré. Et je n’ai pas encore capitulé.

— Je peux transmettre votre problème au G.Q.G., répondit Everard avec une ombre d’ironie à laquelle Denison fit écho :

— Ça, c’est vraiment gentil de votre part ! Je me souviens parfaitement de leur attitude. Aucun de nous n’est à proprement parler indispensable : ils interdiront toute l’époque de Cyrus afin de m’éviter de tomber en tentation et me feront parvenir un message empreint de cordialité pour me rappeler que, monarque absolu d’un pays civilisé, je dispose de palais, d’esclaves, de vignobles, de chasses en nombre illimité. Alors, de quoi me plaindrais-je ? Non, Manse, c’est une affaire qui doit se régler entre nous.

Everard serra les poings jusqu’à sentir ses ongles s’enfoncer dans la chair.

— Vous rendez-vous compte de la situation sans issue dans laquelle vous me placez ?

— Je vous demande de réfléchir à ce problème – et, par Ahriman le Maudit, vous le ferez !

De nouveau, telles des serres, les griffes du Grand Roi fouaillèrent le bras d’Everard. Le conquérant de l’Orient avait hurlé d’une voix brutale. Jamais l’ancien Keith n’aurait employé ce ton, se dit Manse qui, frémissant de colère, se prit à songer :

Si vous ne rentrez pas et qu’on avertisse Cynthia que vous ne reviendrez jamais, elle pourra venir vous rejoindre, Keith. Une étrangère de plus dans le harem royal n’affectera l’histoire en rien. Mais si je fais mon rapport au Q.G. avant de la voir, si je signale que le problème est insoluble, ce qui est indiscutable en fait… le règne de Cyrus sera interdit et elle ne vous rejoindra jamais.

— J’ai déjà débattu de tout cela en moi-même, reprit Denison avec plus de calme. Je sais aussi bien que vous tout ce que ma situation implique. Mais si je vous indique la caverne où ma navette est restée cachée quelques heures, vous pourrez vous rematérialiser au moment de mon apparition et me mettre en garde.