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À travers la brume et la fumée, Frank aperçut une petite silhouette qui errait dehors, hébétée. Cindy. Vieille et chancelante. Le visage maculé, noirci. Frank sortit de la voiture et se précipita vers elle. Il la prit dans ses bras. C’était comme s’il étreignait un fagot.

« Frank, dit-elle. Oh, regarde-moi ça, Frank ! Regarde-moi ça !

— J’ai vu les avions partir. J’en ai vu trois.

— Trois, oui. Ils sont passés juste au-dessus. Ils ont tiré des missiles mais beaucoup ont manqué leur cible. Pas tous. Le coup au but, là, c’en était un bon.

— Je vois. La maison principale. Il y a d’autres survivants ?

— Oui. Quelques-uns. C’est sérieux, Frank. »

II acquiesça. Il aperçut alors Andy sur le seuil du centre de communications, debout dans l’encadrement déformé de la porte. Il avait l’air prêt à tomber d’épuisement. Il réussit cependant à sourire, de son sourire grimaçant et déjeté que Frank trouvait toujours aussi faux et sournois. Mais ce sourire était un signe rassurant, vu les circonstances.

Frank le rejoignit en quelques enjambées.

« Rien de cassé ? »

Le sourire devint une grimace de lassitude. « Ça va, ouais. Très bien. Un peu choqué, c’est tout. Rien de trop grave. Légère dislocation du cerveau, rien de plus. Mais le système de communications a été intégralement bousillé. Si tu te demandais pourquoi je te répondais pas, maintenant tu sais. » II montra du doigt le cratère sur le sentier. « Ils sont pas passés très loin. La maison, elle…

— Je vois.

— On a vécu ici au paradis pendant un putain de bail, mon petit. Mais je crois qu’on en a fait un tout petit peu trop. Ça s’est passé très vite, le bombardement. Vouf, vouf, vouf, boum, boum, boum, et les voilà repartis. Bien sûr, ils peuvent revenir terminer le boulot dans une demi-heure.

— Tu crois ?

— Va savoir. Tout est possible.

— Où sont les autres ? demanda Frank en regardant autour de lui. Et mon père ? »

Andy hésita une seconde de trop. « Désolé d’être obligé de te dire ça, Frank. Anson était dans la maison quand la bombe est tombée dessus… Je suis vraiment désolé, Frank. Vraiment. »

Une sourde palpitation – Frank ne ressentit rien d’autre. Il se doutait que le vrai choc serait pour plus tard.

« Mon père était à l’intérieur avec lui, ajouta Andy. Ma mère aussi.

— Oh, Andy. Andy.

— Et la sœur de ton père aussi… » Andy trébucha sur le prénom. « … Les… Leh… Lesl… »

Frank se rendit compte qu’il était à la limite de la syncope. « Leslyn, compléta-t-il. Tu devrais rentrer à l’intérieur et te coucher, Andy.

— Oui. C’est ce que je devrais faire, hein ? » Mais il resta là où il était, se retenant au chambranle. Il parlait d’une voix très lointaine. « Mike a rien. Cassandra non plus. Pareil pour La-La. Lorraine, je veux dire. Peggy a été salement amochée. Peut-être qu’elle va pas s’en tirer. Je sais pas trop ce qui est arrivé à Julie. Tout le quartier des journaliers a été bousillé. Mais le chalet de Khalid a même pas été touchée. À présent, il sert d’infirmerie pour les survivants. Mike et Khalid sont entrés dans le bâtiment principal et en ont sorti tous les gens qui étaient encore en vie, juste avant que le toit s’écroule. Cassandra s’occupe d’eux. »

Frank prit note de ces informations avec un vague grognement. Tournant un instant le dos à Andy, il scruta l’espace qui le séparait de l’édifice en flammes. Une pensée traversa son esprit paralysé par le choc : les livres du Colonel, les atlas et les plans de la chambre des cartes – toute cette histoire de l’humanité, du monde libre disparu était partie en fumée. Il se demanda pourquoi il songeait à quelque chose d’aussi futile à ce moment précis. « Mes frères et mes sœurs ? demanda-t-il.

— La plupart, ça va, juste un peu secoués. Mais un de tes frères est mort. Je sais pas si c’est Martin ou James. » Andy prit un air penaud. « Excuse-moi, Frank : j’ai jamais réussi à les distinguer. » II poursuivit comme une machine, maintenant que Frank l’avait remis en marche. « Ma sœur Sabrina, ça va. Pas Irène. Quant à Jane… Ansonia…

— Ça va, dit Frank. Je n’ai pas besoin d’entendre toute la liste maintenant. Tu devrais aller jusqu’à la maison de Khalid et t’allonger, Andy. Tu m’entends ? Tu y vas et tu te couches.

— Ouais. Ça m’a tout l’air d’une bonne idée. » II s’éloigna cahin-caha.

Frank leva les yeux vers la gauche, là où l’on voyait la route de la ville serpenter à flanc de montagne. Les autres voitures n’allaient pas tarder à arriver : Cheryl, Mark, Charlie. La belle surprise qui les attendait eux aussi, après l’excitation de la grandiose et glorieuse expédition à Los Angeles ! Peut-être savaient-ils déjà que la mission avait échoué. Mais quand ils apprendraient que le ranch avait été bombardé, quand ils verraient les dégâts et sauraient qu’il y avait des morts…

De tous ceux qui étaient allés à Los Angeles, Rachid serait le seul à encaisser le coup sans faiblir. Frank en était presque certain. Rachid, étrangement surhumain, qui avait été élaboré et construit par son père, le tout aussi étrange Khalid, pour encaisser sans ciller n’importe quel choc. Son détachement surnaturel, le calme extraterrestre qui lui avait permis de s’aventurer jusque dans la tanière de l’Entité Numéro Un et de fixer une bombe au mur, voilà qui lui permettrait de supporter sans difficulté aucune le traumatisant retour au ranch dévasté. Bien sûr, ni le père ni la mère de Rachid, ni ses frères ni sœurs n’avaient été touchés. Et d’ailleurs, il se fichait peut-être éperdument du succès ou de l’échec de la mission. Rachid s’intéressait-il à quoi que ce soit ? À rien, probablement.

Et c’était très vraisemblablement l’état d’esprit qu’ils auraient tous besoin de cultiver désormais : le détachement, l’indifférence, la résignation. Il n’y avait plus d’espoir, n’est-ce pas ? Plus de fantasmes auxquels s’accrocher.

Il retourna au parking, lentement.

Toujours debout à côté de la voiture, Cindy passait les mains sur les flancs élancés du véhicule comme pour le caresser. Bizarre. Il vint à l’esprit de Frank que la frêle vieille dame avait dû perdre la tête, que le bruit et la fureur du bombardement l’avaient rendue folle ; mais elle se tourna vers lui quand il s’approcha et il vit dans ses yeux l’éclat indubitable, froid et limpide de la raison.

« II t’a dit qui sont les morts ? demanda-t-elle.

— La plupart, oui. Steve, Lisa, Leslyn, et d’autres aussi. Un de mes frères. Et mon père aussi.

— Pauvre Anson, oui. Seulement laisse-moi te dire une chose. C’est aussi bien comme ça qu’il soit mort à ce moment-là. »

La brutalité tranquille de cette remarque le fit sursauter. Mais Frank avait vu en d’autres occasions à quel point les gens très âgés peuvent se montrer impitoyables.

« Aussi bien ? Pourquoi tu dis ça ? »

Cindy désigna d’une main crochue comme une serre le site du carnage. « II n’aurait pas pu se supporter après avoir vu ça, Frank.

Le ranch de son grand-père est en ruines. La moitié de la famille est morte. Et avec ça les Entités continuent de dominer le monde comme si de rien n’était. C’était un homme très fier, ton père. Comme tous les Carmichael. » Sa main pivota, vint reposer sur l’avant-bras de Frank et le serra étroitement. Ses yeux brillaient comme ceux d’une sorcière. « C’était déjà un coup dur pour lui quand Tony a été tué. Mais Anson serait mort mille fois par jour s’il avait survécu à. ça. En sachant que son deuxième plan grandiose pour libérer le monde des Entités avait été un échec encore plus massif que le premier… avec la destruction du ranch en prime ! Il est bien mieux là où il est. Bien mieux, »