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Bien mieux ? Etait-ce possible ? Frank avait besoin de réfléchir à la question.

Il dégagea son bras, s’éloigna de quelques pas, puis se dirigea vers l’amas de granit et de dalles noircies qu’était la maison encore fumante, enfonçant la pointe de sa botte dans les monceaux de bois calciné dispersés sur le chemin.

L’odeur acre de brûlé lui piqua les narines. Les paroles impitoyables de Cindy lui résonnaient encore aux oreilles, lugubre litanie qui n’en finissait pas.

Anson serait mort mille fois par jour… mille fois… mille fois… Son plan grandiose mis en échec… En échec… En échec…

Échec… échec, échec… échec…

Au bout de quelques instants, il lui sembla qu’il pouvait presque être d’accord avec Cindy. Anson n’aurait jamais pu supporter l’énormité d’un fiasco aussi complet. Ça l’aurait détruit. Non que cela rende sa mort plus facile à accepter. Ou le reste. C’était dur à encaisser de bout en bout. Ça privait de sens tout ce à quoi Frank croyait depuis toujours. Ils avaient frappé un grand coup pour rien, point final. La partie était terminée et ils avaient perdu. Pas vrai ? Et maintenant ?

Maintenant, le calme plat, sans doute. Plus de projets grandioses. Plus de plans sublimes pour secouer le joug des Entités et les éliminer une fois pour toutes en une opération unique et spectaculaire. Ils devraient renoncer à de tels projets.

Sombre perspective, quand on y réfléchissait. Cela faisait maintenant plusieurs générations que toute la famille canalisait ses énergies dans un rêve de libération. Toute la vie de Frank avait été dirigée vers ce but dès qu’il avait été en âge de comprendre que la Terre avait connu la liberté avant d’être réduite en esclavage par des êtres venus des étoiles, qu’il était un Carmichael et que le trait distinctif des Carmichael était un furieux désir de débarrasser le monde de ses maîtres extraterrestres. Et voilà qu’il lui faudrait tourner le dos à tout ça. C’était triste. Mais, se demanda-t-il, debout devant les décombres de ce qui avait été le ranch, quelle autre attitude était possible une fois que le malheur avait frappé ? Quel intérêt y avait-il à continuer de faire comme si on pouvait encore trouver un moyen de chasser les Entités ?

Son plan grandiose mis en échec…

Échec… échec… échec…

Mille fois par jour… Mille morts par jour… Anson serait mort mille fois par jour.

« À quoi tu penses ? » demanda Cindy.

II réussit à se fendre d’un pâle sourire. « Tu veux vraiment savoir ? »

Elle ne prit même pas la peine de répondre. Elle réitéra sa question de son seul regard impitoyable. Inutile de se dérober une fois de plus. « Je pense que tout est fini maintenant que la mission a échoué. Qu’on a fini de fantasmer sur les grandioses projets de libération, il me semble. Que nous serons obligés de nous résigner, d’accepter le fait que les Entités vont posséder le monde jusqu’à la fin des temps.

— Oh, non, dit-elle, le surprenant pour la deuxième fois en deux minutes. Erreur, Frank. Ne t’avise pas de penser une chose pareille.

— Et pourquoi donc ?

— Ton père n’est pas encore enterré, mais il se retournerait dans sa tombe s’il l’était. Et Ron, Anse et le Colonel dans les leurs. Tu sais ce que tu viens de dire ? “Nous serons obligés de nous résigner”. »

L’âpreté du sarcasme et sa véhémence prirent Frank au dépourvu. Le rouge lui monta aux joues. Il s’efforça de clarifier le débat. « Je ne veux pas passer pour un lâcheur, Cindy. Mais qu’est-ce qu’on peut faire au juste ? Tu viens de dire toi-même que le plan de mon père avait échoué. Ça signifie qu’on ne le reprendra pas, non ? Est-ce bien réaliste de persister à croire qu’on pourra battre les Entités d’une matière ou d’une autre ? Ça ne l’a peut-être jamais été, d’ailleurs.

— Ecoute-moi bien. » Elle le transperça d’un regard imparable auquel nul n’aurait pu se soustraire. « Tu as raison de dire que nous venons de prouver que nous ne pouvons pas les battre. Mais tu te trompes complètement quand tu dis que nous devons abandonner tout espoir d’être libres sous prétexte que nous ne pouvons pas les battre.

— Je ne comp… »

Elle continua sur sa lancée. « Frank, je sais mieux que quiconque à quel point les Entités nous sont supérieures à tous égards. J’étais au premier rang le jour où Elles ont débarqué. J’ai passé des semaines à bord d’un de leurs vaisseaux spatiaux. J’étais juste devant Elles, pas plus loin que je le suis de toi, et j’ai senti le pouvoir de leur esprit. Elles sont pareilles à des dieux, Frank. Je l’ai compris dès l’instant où Elles sont arrivées. Nous pouvons les faire souffrir – nous venons d’en faire la preuve – mais nous ne pouvons pas les blesser sérieusement et nous ne pouvons surtout pas les renverser.

— Justement. Et par conséquent il me semble qu’il est inutile d’investir la moindre énergie dans le vain espoir de…

— Tu m’écoutes, oui ou non ? J’étais avec le Colonel juste avant qu’il meure. Tu ne l’as jamais connu, n’est-ce pas ?… Non, je ne crois pas. C’était un grand homme, Frank, plein de sagesse. Il comprenait le pouvoir des Entités. Il aimait les comparer à des dieux, lui aussi. C’était le terme qu’il employait, et il avait raison. Mais il disait ensuite qu’il nous fallait quand même continuer de rêver d’un jour où Elles ne seraient plus là. De garder en vie l’idée de la résistance en dépit de tout. Voilà ce qu’il disait. De se rappeler ce que c’était de vivre dans un monde libre.

— Comment pouvons-nous nous souvenir de quelque chose que nous n’avons jamais connu ? Certes, le Colonel s’en souvenait. Tu t’en souviens aussi. Mais les Entités sont là depuis presque cinquante ans. Elles étaient déjà là avant la naissance de mon père. Il y a dans le monde deux bonnes générations qui n’ont jamais… » Nouveau regard noir. Frank en resta sans voix. « Bien sûr que je comprends ça, dit Cindy avec mépris. Il y a dans le vaste monde des millions, des milliards de gens qui ne savent pas ce que c’était de vivre dans un monde où on avait la liberté de choix. Ça ne les gêne pas d’avoir les Entités sur Terre. Peut-être même qu’ils sont contents, pour la plupart. Peut-être que la vie est plus facile pour eux qu’elle ne l’aurait été cinquante ans plus tôt. Ils ne sont pas obligés de penser. Ils n’ont pas à se former à quoi que ce soit. Ils n’ont qu’à faire ce que les ordinateurs des Entités et les contremaîtres quislings leur disent de faire. Mais ici, sur cette montagne, nous sommes sur le territoire des Carmichael, ou ce qu’il en reste. Nous pensons différemment. Et nous pensons ceci : les Entités nous ont réduits à néant mais nous pourrons redevenir quelque chose un jour. D’une façon ou d’une autre. À condition qu’on ne se laisse pas aller à oublier ce que nous étions jadis. Le moment viendra, je ne sais ni quand ni comment, où nous pourrons nous affranchir du joug des Entités et travailler à la reconstruction d’un monde libre. Et il nous faut sauvegarder cette idée jusqu’à ce que ce jour arrive. Tu me suis, Frank ? »

Elle était frêle, chancelante, et elle tremblait. Mais sa voix, grave, âpre et pleine, avait la force d’une barre de fer.

Frank chercha désespérément une réponse logique. Bien sûr qu’il voulait maintenir les traditions de ses ancêtres. Bien sûr qu’il sentait le poids de tous les Carmichael – ceux qu’il connaissait et ceux qu’il n’avait jamais connus – s’exercer sur son âme, le pressant de mener une glorieuse croisade contre les ennemis de l’humanité. Mais il revenait tout juste de pareille croisade et les ruines de sa maison fumaient tout autour de lui. Ce qui comptait à présent, c’était d’ensevelir les morts et de reconstruire le ranch, et non pas de songer à une future et futile croisade.