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Il enrageait de constater qu’Elles puissent avoir quitté la planète avant qu’il ait trouvé un moyen de les en chasser. Il était déconcerté de s’apercevoir que le départ soudain des Entités – à supposer qu’Elles soient effectivement parties – allait créer un vide béant dans son âme. La haine que lui inspirait leur présence sur Terre constituait une part énorme de son être ; qu’Elles soient parties sans qu’il ait jamais eu la moindre chance d’exprimer correctement cette haine laisserait une absence énorme là où il y avait eu présence.

Andy arriva derrière lui.

« Frank ? Qu’est-ce qui se passe, Frank ?

— C’est dur à expliquer. Je me sens tout chose tout d’un coup. C’est comme… Bon, on avait ce grand dessein sacré comme point de mire. Se débarrasser des Entités. Mais on ne pouvait jamais y arriver. Et voilà que ça s’est passé quand même, sans qu’on ait à lever le petit doigt. De quoi on a l’air maintenant ? De quoi ?

— Ah bon ? Je pige pas. »

Frank tâtonna pour trouver la formulation correcte. « Ce que je suis en train de dire, c’est que j’ai l’impression de… je sais pas, moi, d’une déception. D’un genre de vide. C’est comme si tu essayais de forcer une porte toute ta vie et que la porte ne cède pas ; alors tu t’arrêtes de pousser et tu t’en vas ; et à ce moment-là – surprise ! surprise ! – la porte s’ouvre toute seule. T’en reviens pas. Tu vois ce que je veux dire ? C’est déstabilisant.

— Ouais, je suppose. Je vois. »

Mais Frank voyait qu’Andy ne voyait rien du tout. Puis ses pensées foncèrent dans la direction opposée. Rien de tout cela ne pouvait se produire. C’était idiot de croire à un départ volontaire dë§ Entités.

« Écoute, dit-il en désignant l’écran du menton Et si ce que nous voyons là-dessus n’était pas réel ?

— Mais si, c’est réel, répliqua Andy, vexé. Comment ça pourrait être autrement ?

— Tu devrais être le dernier à poser une question pareille. Ça ne pourrait pas être un canular de bidouilleur ? T’en sais plus que moi là-dessus. Se pourrait-il que quelqu’un ait fabriqué toutes ces images, tous ces bulletins, et les ait balancés sur le Réseau sans qu’il y ait la moindre miette de vérité derrière ? Ça serait possible, dis ?

— Possible, oui. Mais je crois pas que ce soit le cas. » Andy sourit. « Remarque… si tu veux, on pourrait se rendre compte de visu.

— Je ne comprends pas. Comment ça ?

— On prend une bagnole et on descend tout de suite à Los Angeles. »

Ils firent le trajet en deux heures et demie pile, soit une heure de moins que d’habitude. Les routes étaient désertes. Les contrôles du LACON abandonnés.

L’itinéraire que Frank avait choisi les amena dans la ville par Pacific Coast Highway, qui longeait la partie ouest du Mur et aboutissait à la porte de Santa Monica. À la sortie du dernier virage, Frank constata que la porte était grande ouverte et qu’il n’y avait pas de fonctionnaires du LACON en vue. Il ne s’arrêta pas et entra dans le centre de Santa Monica.

« Tu vois ? fit Andy. Tu y crois, maintenant ? »

Frank acquiesça d’un bref hochement de tête. Oui, il y croyait. L’impensable, l’inexplicable était apparemment vrai. Mais il trouvait ça plus difficile à avaler qu’il ne l’aurait cru. Comme si quelque grande muraille interne l’avait coupé de la joie qu’il aurait dû ressentir devant l’ahurissant départ des Entités. Au lieu du bonheur, il ressentait plutôt une sorte de confusion intérieure, proche du désespoir. La dernière chose qu’il se serait attendu à ressentir un jour comme celui-là.

C’est cette soudaine impression d’absence, se dit-il. Il le voyait clairement à présent. La finalité centrale de son existence lui avait été arrachée en un seul jour, négligemment, presque insolemment par les êtres énigmatiques venus des étoiles, et il aurait peut-être du mal à trouver un moyen de s’en remettre.

Frank gara la voiture à quelques blocs à l’intérieur du Mur, juste au bord de la vieille Third Street Promenade. Jadis, il y avait eu là un centre commercial gigantesque, mais les boutiques avaient été abandonnées depuis longtemps et leurs fenêtres obturées par des planches. Santa Monica était plongé dans le silence. On voyait ça et là de petits groupes de gens se déplacer lentement, le regard vide, comme frappés de stupeur, à croire qu’ils avaient été drogués ou frappés de somnambulisme. Personne ne regardait personne. Personne ne disait rien. On aurait dit des fantômes.

« Je croyais tomber sur une foule en liesse, dit Frank, troublé. Des gens en train danser dans la rue. »

Andy secoua la tête. « Erreur, Frank. Tu comprends pas comment sont ces gens. T’as pas vécu au milieu d’eux comme moi.

— Qu’est-ce que tu veux dire ?

— Regarde un peu par-là. »

Dans la rue en face du centre commercial abandonné se dressait un vieil immeuble aux murs gris frappé de l’emblème du LAGON au-dessus de l’entrée. Une petite foule s’était rassemblée devant l’immeuble : encore un groupe de gens muets et hébétés, alignés sur cinq ou six rangs clairsemés, qui regardaient vers les étages supérieurs. Un fonctionnaire du LAGON les regardait du haut de sa fenêtre. Tout seul, pâle, le regard éteint, les traits figés.

Andy désigna l’immeuble d’un geste. « Plutôt triste pour un jour de fête, commenta-t-il.

— Je ne comprends pas. Pourquoi il les regarde comme ça ? Il a peur qu’ils montent pour le lyncher ?

— Peut-être qu’ils le feront, plus tard. Il en faudrait pas beaucoup pour les décider. Mais pour l’instant ils veulent simplement qu’il leur rende les Entités. La gueule qu’il leur fait, c’est sa manière de dire qu’il peut pas.

— Ils veulent qu’on les leur rende ?

— Elles leur manquent, Frank. Ils les adorent. Tu piges pas ? »

Frank pivota pour le regarder dans les yeux. Le feu lui montait au visage « C’est pas le moment de te foutre de moi, Andy. Je t’en prie.

— Je me fous pas de toi. Fais un effort pour comprendre, mec. Les Entités étaient déjà là avant ta naissance ou la mienne. Bien avant. Elles ont donné une petite pichenette, une seule, et toute la civilisation est tombée en miettes, les gouvernements, les armées et tout le reste. Et après avoir exterminé une bonne moitié de la population mondiale pour montrer qu’elles plaisantaient pas, Elles ont monté un nouveau système où Elles imposaient leur loi et où tous les gens faisaient ce qu’on leur disait de faire. Plus de propriété privée de quoi que ce soit, plus d’initiative individuelle : vous avez qu’à baisser la tête et faire tout le travail que les Entités veulent bien vous donner, habiter là où les Entités veulent que vous habitiez et tout ira bien dans le meilleur des mondes, plus de guerre, plus de misère, personne ne meurt plus de faim ni ne dort dans la rue.

— Je sais tout ça, dit Frank, un peu irrité par le ton d’Andy.

— Mais est-ce que tu comprends qu’avec le temps les gens ont fini par préférer le nouveau système à l’ancien ? Ils Yadoraient Frank. Seuls quelques cinglés isolés comme ceux qui habitent un certain ranch dans les collines au-dessus de Santa Barbara y trouvaient à redire. Pour une raison ou une autre, les Entités ont décidé de laisser lesdits cinglés tranquilles, mais pratiquement tous les autres individus qui n’aimaient pas le système se sont retrouvés en prison quelque part ou condamnés à une mort rapide. Et maintenant, pfft ! les Entités sont parties et y a plus de système. Tous ces citoyens se sentent abandonnés. Ils savent pas comment se débrouiller tout seuls et y a personne pour le leur apprendre. Tu comprends, Frank ? Tu comprends, dis ? »