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Il mit d’abord cap au sud vers Encino, puis remonta vers la zone de feu en survolant Tarzana, Canoga Park et Chatsworth. Une brume de cendres ténue masquait le soleil. Baissant les yeux, il distinguait les minuscules maisons, les minuscules piscines bleues, les minuscules humains qui se démenaient de tous côtés dans une ferveur démoniaque pour essayer d’arroser leurs toits avant l’arrivée des flammes. Toutes ces habitations, tous ces gens, ces fourmilières humaines qui remplissaient chaque centimètre carré d’espace entre la mer et le désert… tout cela était maintenant menacé.

En direction du sud, ça bouchonnait sur toutes les voies de Topanga Canyon Boulevard comme sur Hollywood Freeway aux heures de pointe – et on n’était qu’au milieu de la matinée. Non, c’était encore pire. On roulait jusque sur les accotements et des enchevêtrements noueux signalaient ça et là des accidents, des voitures sur le toit, des voitures dans le décor. Les autres poursuivaient leur route en s’efforçant de contourner les obstacles.

Où allaient donc tous ces gens ? N’importe où. Pourvu que ce soit loin de l’incendie. Avec des meubles ficelés sur le toit de leurs voitures – berceaux, coffres, coiffeuses, chaises, tables et même lits. Il pouvait aussi imaginer ce qu’il y avait à l’intérieur de ces voitures : des montagnes de photos de famille, disquettes informatiques, téléviseurs, jouets, vêtements – tout ce que les gens avaient de plus précieux, ou tout ce qu’ils avaient réussi à entasser avant que la panique ne s’empare d’eux.

Ils se dirigeaient apparemment vers les plages. Un prédicateur de la télévision leur avait peut-être dit qu’une arche ancrée dans les eaux du Pacifique attendait de pouvoir les emmener en lieu sûr tandis que Dieu faisait pleuvoir le soufre sur Los Angeles. Et peut-être était-ce le cas. À Los Angeles, tout était possible. Des envahisseurs venus de l’espace qui déambulaient sur les autoroutes, tant qu’on y était. Dieu du ciel ! Carmichael avait le plus grand mal à accorder un commencement de réflexion à une telle éventualité.

Il se demandait où était Cindy, ce qu’elle en pensait, elle. Il y avait de grandes chances pour qu’elle trouve ça très drôle. Douée d’une fantastique aptitude à trouver la réalité amusante, elle aimait citer un vers du vieux poète romain Virgile : une tempête se lève, une voie d’eau s’est ouverte dans le navire, il y a un tourbillon d’un côté et des monstres marins de l’autre et Énée dit en fin de compte à ses hommes : « Peut-être nous plaira-t-il d’évoquer quelque jour ces souvenirs. »

Cindy était comme ça, songea Carmichael. Les vents de Santa Ana soufflent, trois gigantesques feux de broussailles brûlent tout autour de la ville, des envahisseurs extraterrestres sont arrivés au même moment, et peut-être nous plaira-t-il d’évoquer quelque jour ces souvenirs.

Son coeur débordait d’amour pour elle et il avait hâte de la retrouver.

Carmichael ne connaissait rien à la poésie avant de rencontrer Cindy. Il ferma un instant les yeux et la projeta sur l’écran de son esprit. De lourdes cascades de cheveux noirs comme jais, un sourire instantané, éblouissant, un petit corps mince et bronzé où scintillaient partout les étonnants colliers de perles, bagues et pendentifs qu’elle concevait et fabriquait. Et ses yeux. Il ne connaissait personne qui ait des yeux comme les siens, des yeux où brillait une étrange malice, avec cette manière totalement originale de regarder qu’il adorait en elle par-dessus tout. Et cette saloperie d’incendie qui venait se mettre entre eux, juste au moment où il rentrait d’une absence de presque une semaine ! Salauds de Martiens à la con ! Allez au diable !

Lorsque le Colonel émergea sur le patio, il sentit le vent venir en force de l’est – un vent brûlant, plus vigoureux qu’en début de matinée, véritablement tranchant. Il entendait l’inquiétant chuintement des feuilles mortes, sèches et cassantes, fouettées par le vent sur les pistes à flanc de colline qui commençaient juste en dessous du bâtiment principal. Les vents d’est étaient toujours de mauvais augure. Et celui-ci amenait à coup sûr des ennuis : il y avait déjà une légère trace de fumée dans l’air.

Le ranch était situé sur un terrain en pente douce presque au sommet du versant sud des Santa Ynez Mountains, derrière Santa Barbara, site majestueux qui s’étalait sur de nombreux hectares avec vue sur la ville et sur l’océan au delà. Il était trop haut perché pour qu’on puisse y faire pousser des avocats ou des citronniers, mais il convenait parfaitement aux noyers et aux amandiers. Ici, l’air était toujours pur et limpide, la vaste coupole du ciel s’étendait à des millions de kilomètres dans toutes les directions et les échappées étaient spectaculaires. Ce terrain appartenait depuis cent ans à la famille de l’épouse du Colonel ; mais après la disparition de cette dernière, il avait dû s’en occuper tout seul ; et c’était ainsi, par une insolite succession d’événements, qu’un des militaires de la famille Carmichael s’était trouvé transformé en un Carmichael agriculteur, ici même, dans la septième décennie de sa vie. Il vivait là depuis cinq ans, seul dans cette imposante demeure, à l’exception d’un personnel résident de cinq personnes pour l’aider.

Il y avait quelque ironie dans le fait que le Colonel finisse ses jours comme exploitant agricole. C’était l’autre branche des Carmichael, la branche aînée, qui avait toujours été celle des fermiers. La branche cadette – celle du Colonel et de Mike Carmichael – avait habituellement choisi le métier des armes.

Clyde, le cousin du père du Colonel, mort depuis presque trente ans, avait été le dernier des Carmichael fermiers. Le domaine familial était à présent un lotissement de trois cents foyers, pimpant et tiré au cordeau. La plupart des fils et des filles de Clyde et leurs familles vivaient encore dispersés d’un bout à l’autre de la Vallée, de Fresno à Bakersfield, en passant par Visalia ; ils vendaient des contrats d’assurance, des tracteurs ou des portefeuilles d’actions. Le Colonel n’avait plus de contact avec eux depuis des années.

Quant à l’autre branche, la branche militaire, elle s’était depuis longtemps éloignée de ses racines dans la Vallée. Feu le père du Colonel – Anson II, le Vieux Colonel – s’était installé dans la banlieue de San Diego après avoir pris sa retraite de l’armée. L’un de ses trois fils, Mike, qui avait voulu – Dieu soit loué ! – devenir pilote dans la Marine, s’était retrouvé à L.A., en plein dans le ventre de la Bête. Un autre fils, Lee, le benjamin de la famille – mort dix ans auparavant en testant un avion de chasse expérimental –, avait vécu à Mojave, près de la base aérienne d’Edwards. Et lui, l’aîné des trois garçons, Anson III, droit, austère, vertueux, jadis appelé le Jeune Colonel pour le distinguer de son père mais plus tellement jeune à présent, vivait une retraite plus ou moins tranquille dans un joli ranch en haut d’une montagne derrière Santa Barbara. Bizarre, tout cela. Très bizarre.

Depuis la véranda qui entourait la maison principale, le colonel Carmichael jouissait d’une vue sans encombre sur des paysages très éloignés. La partie frontale lui permettait de plonger pardessus la série de collines qui descendaient vers le sud, jusqu’aux toits de tuile rouge sur fond d’océan sombre de Santa Barbara, et par un jour limpide comme celui-ci, son regard portait jusqu’aux îles du Détroit. Depuis le patio latéral, il jouissait d’une vue fantastique vers l’est, sur les sommets irréguliers des montagnes basses de la chaîne côtière – au moins jusqu’à Ventura et Oxnard –, et il lui arrivait même parfois de discerner la paroi blanc grisâtre de la muraille de smog qui s’élevait en bouillonnant dans le ciel depuis Los Angeles, à près de cent cinquante kilomètres de là.