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Aujourd’hui, l’air n’était pas blanc grisâtre de ce côté-là. Un grandiose panache noir brunâtre montait à l’assaut de la stratosphère depuis la zone de feu – Moorpark, estima-t-il, ou Simi Valley, ou encore Calabasas, une de ces villes champignons périphériques qui s’égrenaient tout au long de l’autoroute 101 jusqu’à Los Angeles. Rencontrant une résistance dans les couches atmosphériques supérieures, le panache s’émoussait et s’étalait latéralement, formant au milieu du ciel une sinistre tache sale horizontale.

À cette distance, le Colonel était incapable de voir l’incendie lui-même, fût-ce avec ses jumelles. Il imagina qu’il le pouvait- se persuada qu’il pouvait distinguer six ou huit spirales de flamme vermillon s’élevant à la verticale du centre de cette affreuse nuée – mais il savait que ce n’était qu’une illusion forgée par son esprit, qu’il était physiquement impossible de voir un incendie situé à plus de cent kilomètres au sud sur la côte. La fumée, oui, mais pas le feu.

Mais la fumée suffisait pour lui chahuter le rythme cardiaque. Un panache aussi volumineux signifiait que des localités entières étaient la proie des flammes ! Il s’inquiéta du sort de son frère Mike, qui habitait là-bas, au coeur de la métropole, se demanda s’il était à l’abri du danger – à supposer que le feu menace son quartier. Le Colonel esquissa le geste de saisir le téléphone à sa ceinture. Mais Mike était allé au Nouveau-Mexique la semaine dernière, n’est-ce pas ? Une randonnée en solitaire dans quelque coin perdu et désolé de la réserve navajo, histoire de se changer les idées, comme il en éprouvait le besoin deux ou trois fois par an. En tout cas, Mike faisait d’ordinaire partie de l’équipe de pompiers du ciel bénévoles qu’on envoyait balancer des produits chimiques sur des feux de ce genre. S’il était revenu du Nouveau-Mexique, il était très vraisemblablement en l’air, en train de papillonner aux commandes de quelque petit avion merdique.

N’empêche que je devrais l’appeler, se dit le Colonel. Mais j’aurais probablement Cindy au bout du fil.

Le Colonel n’aimait pas parler à la femme de son frère Mike. Elle était trop agressivement désinvolte, trop émotive, trop bizarre, nom de Dieu ! Elle parlait, se comportait et s’habillait comme une hippie en décalage de trente ans sur son époque. Le Colonel n’aimait pas l’idée d’avoir quelqu’un comme Cindy dans la famille et n’avait jamais caché à Mike qu’elle lui déplaisait. C’était un problème entre eux deux.

Selon toute probabilité, Cindy ne serait pas là non plus, conclut-il. Une évacuation précipitée était sans doute en cours, avec des centaines de milliers de gens qui prenaient les autoroutes pour s’enfuir dans toutes les directions. Beaucoup viendraient de ce côté, supposa le Colonel, en remontant Pacific Coast Highway ou Ventura Freeway. À moins que la route du comté de Santa Barbara leur soit coupée par un prolongement adventice de l’incendie et qu’ils soient forcés de repartir dans l’autre sens, en direction du maelström chaotique qu’était Los Angeles. Que Dieu ait pitié d’eux s’il en était ainsi ! Il s’imaginait sans peine ce que pouvait être la situation dans le centre, avec toute la folie qui se déchaînait à la périphérie du bassin.

Il se surprit à pianoter quand même le numéro de Mike. Il fallait qu’il l’appelle, tout simplement, qu’il y ait ou non quelqu’un à la maison. Ou même si c’était Cindy qui devait répondre. Il le fallait.

Là où finissait le tissu suburbain de pavillons sobrement disposés en rangées ou en cercles, commençait une vaste étendue de prairie rôtie par l’interminable été jusqu’à brunir comme le pelage d’un lion ; derrière, il y avait les montagnes ; entre les prairies et la montagne se trouvait le feu, énorme crête latérale surmontée d’un panache de fumée noire nauséabonde. Il semblait déjà couvrir des centaines d’hectares, des milliers, peut-être. Carmichael avait entendu dire une fois que cinquante hectares de broussailles en feu créaient autant d’énergie que la bombe atomique qu’on avait larguée sur Hiroshima.

Par-dessus le crépitement des parasites lui parvint la voix du chef de ligne, qui dirigeait les opérations depuis un hélicoptère à cockpit panoramique en point fixe à environ quatre heures.

« DC-3, qui êtes-vous ?

— Carmichael.

— Nous essayons de contenir le feu sur trois côtés, Carmichael. Vous vous occupez de l’est, Limekiln Canyon, en contrebas de Porter Ranch Park. Vu ?

— Vu. »

II volait bas, à moins de trois cents mètres. Aux premières loges, donc, pour voir le spectacle : des scieurs casqués en chemise orange coupaient les arbres enflammés pour les faire tomber vers le feu, des bulldozers débroussaillaient le terrain en avant du front de l’incendie, des sapeurs armés de pelles creusaient des tranchées coupe-feu, des hélicoptères projetaient de l’eau sur des foyers ponctuels isolés. Carmichael monta de cent cinquante mètres pour éviter un avion d’observation monomoteur, puis encore de cent cinquante mètres pour échapper à la fumée et aux turbulences de l’incendie lui-même. À cette altitude, il voyait clairement l’ensemble du sinistre qui courait d’ouest en est comme une plaie sanglante, plus large à son extrémité ouest.

Juste à l’extrême pointe du feu, il aperçut une zone circulaire de prairies d’environ cent mètres de diamètre qui avait déjà brûlé ; au centre exact de cette zone se dressait un objet gris et massif qui ressemblait vaguement à un silo en aluminium de la taille d’un immeuble de dix étages, entouré, mais à une distance considérable, par un cordon de véhicules militaires.

Carmichael se sentit pris de vertige.

Cet objet, comprit-il, était forcément le vaisseau spatial extraterrestre.

L’engin était venu de l’ouest dans la nuit, disait-on, flottant au-dessus de l’océan comme un gigantesque météore, avait survolé Oxnard et Camarillo, glissé vers l’extrémité ouest de la vallée de San Fernando, frôlé l’herbe avec les gaz brûlants de ses tuyères, laissant derrière lui un sillage de flammes. Puis il s’était doucement posé là-bas, avait éteint son propre feu de broussailles, se ménageant un petit cercle bien dégagé autour de lui sans se soucier aucunement de l’incendie qu’il avait allumé plus loin, et Dieu sait quelles créatures en étaient descendues pour inspecter Los Angeles.

Normal, hein, que le jour où des OVNI débarquaient enfin au vu et au su de tout le monde, ce soit à Los Angeles ! Ils avaient probablement choisi l’endroit à force de voir tout le temps la ville à la télé – ne disait-on pas que les occupants des OVNI surveillaient en permanence nos émissions de télévision ? Alors ils voyaient L.A. dans une émission sur deux et s’imaginaient probablement que c’était la capitale du monde, l’endroit idéal pour un premier atterrissage. Mais pourquoi, se demanda Carmichael, ces salauds avaient-ils choisi de débarquer ici en pleine saison sèche ?

Il songea de nouveau à Cindy, à la fascination qu’elle éprouvait pour toutes ces histoires d’OVNI et d’extraterrestres, aux livres qu’elle lisait, aux idées qu’elle avait, à la manière dont elle avait regardé les étoiles une nuit qu’ils campaient en montagne près de Kings Canyon et avait parlé des êtres qui devaient habiter là-haut. « J’aimerais tellement les voir, avait-elle dit. J’aimerais tellement faire leur connaissance et voir ce qu’ils ont dans la tête. »

Eh oui, elle croyait à leur existence.

Elle savait, elle savait qu’ils viendraient un jour. Ils ne viendraient pas de Mars – le premier gosse venu pouvait vous dire qu’il n’y avait pas d’êtres vivants sur Mars – mais d’une planète appelée HESTEGHON. Elle l’écrivait toujours comme ça, en majuscules, dans les petits fragments poétiques qu’il trouvait parfois dans la maison. Même lorsqu’elle prononçait ce nom tout haut, c’était ainsi qu’il semblait sortir de ses lèvres, avec une insistance toute particulière. HESTEGHON se trouvait sur un autre plan vibratoire que la Terre, ses habitants étaient des êtres intellectuellement et moralement supérieurs, et un beau jour, sans prévenir, ils allaient se matérialiser parmi nous pour mettre de l’ordre sur notre malheureuse planète.