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M. Georges adorait les vers… Des heures entières, sur la terrasse, au chant de la mer, ou bien, le soir, dans sa chambre, il me demandait de lui lire des poèmes de Victor Hugo, de Baudelaire, de Verlaine, de Maeterlinck. Souvent, il fermait les yeux, restait immobile, les mains croisées sur sa poitrine, et croyant qu’il s’était endormi, je me taisais… Mais il souriait et il me disait:

– Continue, petite… Je ne dors pas… J’entends mieux ainsi ces vers… j’entends mieux ainsi ta voix… Et ta voix est charmante…

Parfois, c’est lui qui m’interrompait. Après s’être recueilli, il récitait lentement, en prolongeant les rythmes, les vers qui l’avaient le plus enthousiasmé, et il cherchait – ah! que je l’aimais de cela! – à m’en faire comprendre, à m’en faire sentir la beauté…

Un jour il me dit… et j’ai gardé ces paroles comme une relique:

– Ce qu’il y a de sublime, vois-tu, dans les vers, c’est qu’il n’est point besoin d’être un savant pour les comprendre et pour les aimer… au contraire… Les savants ne les comprennent pas et, la plupart du temps, ils les méprisent, parce qu’ils ont trop d’orgueil… Pour aimer les vers, il suffit d’avoir une âme… une petite âme toute nue, comme une fleur… Les poètes parlent aux âmes des simples, des tristes, des malades… Et c’est en cela qu’ils sont éternels… Sais-tu bien que, lorsqu’on a de la sensibilité, on est toujours un peu poète?… Et toi-même, petite Célestine, souvent tu m’as dit des choses qui sont belles comme des vers…

– Oh!… monsieur Georges… vous vous moquez de moi…

– Mais non!… Et tu n’en sais rien que tu m’as dit ces choses belles… Et c’est ce qui est délicieux…

Ce furent pour moi des heures uniques; quoi qu’il arrive de la destinée, elles chanteront dans mon cœur, tant que je vivrai… J’éprouvai cette sensation, indiciblement douce, de redevenir un être nouveau, d’assister, pour ainsi dire, de minute en minute, à la révélation de quelque chose d’inconnu de moi et qui, pourtant, était moi… Et, aujourd’hui, malgré de pires déchéances, toute reconquise que je sois par ce qu’il y a en moi de mauvais et d’exaspéré, si j’ai conservé ce goût passionné pour la lecture, et, parfois, cet élan vers des choses supérieures à mon milieu social et à moi-même, si, tâchant à reprendre confiance en la spontanéité de ma nature, j’ai osé, moi, ignorante de tout, écrire ce journal, c’est à M. Georges que je le dois…

Ah oui!… je fus heureuse… heureuse surtout de voir le gentil malade renaître peu à peu… ses chairs se regonfler et refleurir son visage, sous la poussée d’une sève neuve… heureuse de la joie, et des espérances, et des certitudes que la rapidité de cette résurrection donnait à toute la maison, dont j’étais, maintenant, la reine et la fée… On m’attribuait, on attribuait à l’intelligence de mes soins, à la vigilance de mon dévouement et, plus encore peut-être, à ma constante gaieté, à ma jeunesse pleine d’enchantements, à ma surprenante influence sur M. Georges, ce miracle incomparable… Et la pauvre grand’mère me remerciait, me comblait de reconnaissance et de bénédictions, et de cadeaux… comme une nourrice à qui l’on a confié un baby presque mort et qui, de son lait pur et sain, lui refait des organes… un sourire… une vie.

Quelquefois, oublieuse de son rang, elle me prenait les mains, les caressait, les embrassait, et, avec des larmes de bonheur, elle me disait:

– Je savais bien… moi… quand je vous ai vue… je savais bien!…

Et déjà des projets… des voyages au soleil… des campagnes pleines de roses!

– Vous ne nous quitterez plus jamais… plus jamais, mon enfant.

Son enthousiasme me gênait souvent… mais j’avais fini par croire que je le méritais… Si, comme bien d’autres l’eussent fait à ma place, j’avais voulu abuser de sa générosité… Ah! malheur!…

Et ce qui devait arriver arriva.

Cette journée-là, le temps avait été très chaud, très lourd, très orageux. Au-dessus de la mer plombée et toute plate, le ciel roulait des nuages étouffants, de gros nuages roux, où la tempête ne pouvait éclater. M. Georges n’était pas sorti, même sur la terrasse, et nous étions restés dans sa chambre. Plus nerveux que d’habitude, d’une nervosité due sans doute aux influences électriques de l’atmosphère, il avait même refusé que je lui lise des vers.

– Cela me fatiguerait… disait-il… Et, d’ailleurs, je sens que tu les lirais très mal, aujourd’hui.

Il était allé dans le salon, où il avait essayé de jouer un peu de piano. Le piano l’ayant agacé, tout de suite il était revenu dans la chambre où il avait cru se distraire, un instant, en crayonnant, d’après moi, quelques silhouettes de femmes… Mais il n’avait pas tardé à abandonner papier et crayons, en maugréant avec un peu d’impatience.

– Je ne peux pas… je ne suis pas en train… Ma main tremble… Je ne sais ce que j’ai… Et toi aussi, tu as je ne sais quoi… Tu ne tiens pas en place…

Finalement, il s’était étendu sur sa chaise longue, près de la grande baie par où l’on découvrait un immense espace de mer… Des barques de pêche, au loin, fuyant l’orage toujours menaçant, rentraient au port de Trouville… D’un regard distrait, il suivait leurs manœuvres et leurs voilures grises…

Comme l’avait dit M. Georges, c’est vrai, je ne tenais pas en place… et je m’agitais, je m’agitais… afin d’inventer quelque chose qui occupât son esprit… Naturellement, je ne trouvais rien… et mon agitation ne calmait pas celle du malade…

– Pourquoi t’agiter ainsi?… Pourquoi t’énerver ainsi?… Reste auprès de moi…

Je lui avais demandé:

– Est-ce que vous n’aimeriez pas être sur ces petites barques, là-bas?… Moi, si!…

– Ne parle donc pas pour parler… À quoi bon dire des choses inutiles… Reste auprès de moi.

À peine assise près de lui, et la vue de la mer lui devenant tout à coup insupportable, il m’avait demandé de baisser le store de la baie…

– Ce faux jour m’exaspère… cette mer est horrible… Je ne veux pas la voir… Tout est horrible, aujourd’hui. Je ne veux rien voir, je ne veux voir que toi…

Doucement, je l’avais grondé.

– Ah! monsieur Georges, vous n’êtes pas sage… Ça n’est pas bien… Et si votre grand’mère venait, et qu’elle vous vît en cet état… vous la feriez encore pleurer!…

S’étant soulevé un peu sur les coussins:

– D’abord, pourquoi m’appelles-tu «monsieur Georges»?… Tu sais que cela me déplaît…

– Je ne peux pourtant pas vous appeler «monsieur Gaston»!

– Appelle-moi «Georges» tout court… méchante…

– Ça, je ne pourrais pas… je ne pourrais jamais!

Alors il avait soupiré.

– Est-ce curieux!… Tu es donc toujours une pauvre petite esclave?

Puis il s’était tu… Et le reste de la journée s’était écoulé, moitié dans l’énervement, moitié dans le silence, qui était aussi un énervement, et plus pénible…

Après le dîner, le soir, l’orage enfin éclata. Le vent se mit à souffler avec violence, la mer à battre la digue avec un grand bruit sourd… M. Georges ne voulut pas se coucher… Il sentait qu’il lui serait impossible de dormir, et c’est si long, dans un lit, les nuits sans sommeil!… Lui, sur la chaise longue, moi, assise près d’une petite table sur laquelle brûlait, voilée d’un abat-jour, une lampe qui répandait autour de nous une clarté rose et très douce, nous ne disions rien… Quoique ses yeux fussent plus brillants que de coutume, M. Georges semblait plus calme… et le reflet rose de la lampe avivait son teint, dessinait, dans de la lumière, les traits de sa figure fine et charmante… Moi, je travaillais à un ouvrage de couture.