– Pourquoi, mon Dieu?… pourquoi?… Et qu’est-il donc arrivé?
Elle me disait aussi:
– Vous vous tuez, ma pauvre petite… Vous ne pouvez pourtant pas passer toutes vos nuits auprès de Georges… Je vais demander une sœur, pour vous suppléer…
Mais je refusais… Et elle me chérissait davantage de ce refus… et aussi de ce qu’ayant accompli déjà un miracle, je pouvais en accomplir un autre, encore… Est-ce effrayant? J’étais son dernier espoir!…
Quant aux médecins, mandés de Paris, ils s’étonnèrent des progrès de la maladie, et qu’elle eût causé en si peu de temps de tels ravages… Pas une minute, ni eux, ni personne, ne soupçonnèrent l’épouvantable vérité… Leur intervention se borna à conseiller des potions calmantes.
Seul, monsieur Georges demeurait gai, heureux, d’une gaîté constante, d’un inaltérable bonheur. Non seulement il ne se plaignait jamais, mais son âme se répandait, toujours, en effusions de reconnaissance. Il ne parlait que pour exprimer sa joie… Le soir, dans sa chambre, quelquefois, après des crises terribles, il me disait:
– Je suis heureux… Pourquoi te désoler et pleurer?… Ce sont tes larmes qui me gâtent un peu la joie… la joie ardente, dont je suis rempli… Ah! je t’assure que, de mourir, ce n’est pas payer cher le surhumain bonheur que tu m’as donné… J’étais perdu… la mort était en moi… rien ne pouvait empêcher qu’elle fût en moi… Tu me l’as rendue rayonnante et bénie… Ne pleure donc pas, chère petite… Je t’adore… et je te remercie…
Ma fièvre de destruction était bien tombée, maintenant… Je vivais dans un affreux dégoût de moi-même, dans une indicible horreur de mon crime, de mon meurtre… Il ne me restait plus que l’espoir, la consolation ou l’excuse que j’eusse gagné le mal de mon ami, et de mourir avec lui, en même temps que lui… Là où l’horreur atteignait son paroxysme, là où je me sentais précipitée dans le vertige de la folie, c’était lorsque monsieur Georges, m’attirant à lui de ses bras moribonds, collait sa bouche agonisante sur la mienne, voulait encore de l’amour, appelait encore l’amour que je n’avais pas le courage, que je n’avais même plus le droit – sans commettre un crime nouveau, et un plus atroce meurtre – de lui refuser…
– Encore ta bouche!… Encore tes yeux!… Encore ta joie!
Il n’avait plus la force d’en supporter les caresses et les secousses. Souvent, il s’évanouit dans mes bras…
Et ce qui devait arriver, arriva…
Nous étions, alors, au mois d’octobre, exactement le 6 octobre. L’automne étant demeuré doux et chaud, cette année-là, les médecins avaient conseillé de prolonger le séjour du malade à la mer, en attendant qu’on pût le transporter dans le midi. Toute la journée du 6 octobre, monsieur Georges avait été plus calme. J’avais ouvert, toute grande, la grande baie de la chambre, et, couché sur la chaise longue, près de la baie, préservé de l’air par de chaudes couvertures, il avait respiré, pendant quatre heures au moins, et délicieusement, les émanations iodées du large… Le soleil vivifiant, les bonnes odeurs marines, la plage déserte, reconquise par les pêcheurs de coquillages, le réjouissaient… Jamais, je ne l’avais vu plus gai. Et cette gaieté sur sa face décharnée où la peau, de semaine en semaine plus mince, était sur l’ossature comme une transparente pellicule, avait quelque chose de funèbre et de si pénible à voir, que, plusieurs fois, je dus sortir de la chambre, afin de pleurer librement. Il refusa que je lui lise des vers… Quand j’ouvris le livre:
– Non! dit-il… Tu es mon poème… tu es tous mes poèmes… Et c’est bien plus beau, va!
Il lui était défendu de parler… La moindre conversation le fatiguait, et souvent amenait une crise de toux. D’ailleurs, il n’avait presque plus la force de parler. Ce qui lui restait de vie, de pensée, de volonté d’exprimer, de sensibilité, s’était concentré dans son regard devenu un foyer ardent où l’âme, sans cesse, attisait un feu d’une surprenante, d’une surnaturelle intensité… Ce soir-là, le soir du 6 octobre, il paraissait ne plus souffrir… Ah! je le vois encore, étendu, dans son lit, la tête haute sur l’oreiller, jouant, de ses longues mains maigres, tranquillement, avec les franges bleues du rideau et me souriant, et suivant toutes mes allées et venues de son regard qui, dans l’ombre du lit, brillait et brûlait comme une lampe.
On avait disposé, dans la chambre, une couchette pour moi, une petite couchette de garde-malade et, – ô ironie! afin, sans doute, de ménager sa pudeur et la mienne – un paravent, derrière lequel je pusse me déshabiller. Mais, je ne couchais pas, souvent, dans la couchette; monsieur Georges voulait toujours m’avoir près de lui. Il ne se trouvait réellement bien, réellement heureux que quand j’étais près de lui, ma peau nue contre la sienne, nue aussi, mais hélas! nue comme sont nus les os.
Après avoir dormi deux heures, d’un sommeil presque paisible, vers minuit, il se réveilla. Il avait un peu de fièvre; la pointe de ses pommettes était plus rouge. Me voyant assise à son chevet, les joues humides de larmes, il me dit sur un ton de doux reproche:
– Ah! voilà que tu pleures encore!… Tu veux donc me rendre triste, et me faire de la peine?… Pourquoi n’es-tu pas couchée?… Viens te coucher près de moi…
J’obéis docilement, car la moindre contrariété lui était funeste. Il suffisait d’un mécontentement léger, pour déterminer une congestion et que les suites en fussent redoutables… Sachant mes craintes, il en abusait… Mais, à peine dans le lit, sa main chercha mon corps, sa bouche ma bouche. Timidement, et sans résister, je suppliai:
– Pas ce soir, je vous en prie!… Soyez sage, ce soir…
Il ne m’écouta pas. D’une voix tremblante de désir et de mort, il répondit:
– Pas ce soir!… Tu répètes toujours la même chose… Pas ce soir!… Ai-je le temps d’attendre?
Je m’écriai, secouée de sanglots:
– Ah! monsieur Georges… vous voulez donc que je vous tue?… vous voulez donc que j’aie toute ma vie le remords de vous avoir tué?
Toute ma vie!… J’oubliais déjà que je voulais mourir avec lui, mourir de lui, mourir comme lui.
– Monsieur Georges… monsieur Georges!… Par pitié pour moi, je vous en conjure!
Mais ses lèvres étaient sur mes lèvres… La mort était sur mes lèvres…
– Tais-toi!… fit-il, haletant… Je ne t’ai jamais autant aimée que ce soir…
Et nos deux corps se confondirent… Et, le désir réveillé en moi, ce fut un supplice atroce dans la plus atroce des voluptés d’entendre, parmi les soupirs et les petits cris de Georges, d’entendre le bruit de ses os qui, sous moi, cliquetaient comme les ossements d’un squelette…
Tout à coup, ses bras me désenlacèrent et retombèrent, inertes, sur le lit; ses lèvres se dérobèrent et abandonnèrent mes lèvres. Et de sa bouche renversée jaillit un cri de détresse… puis un flot de sang chaud qui m’éclaboussa tout le visage. D’un bond, je fus hors du lit. En face, une glace me renvoya mon image, rouge et sanglante… Je m’affolai, et courant, éperdue, dans la chambre, je voulus appeler au secours… Mais l’instinct de la conservation, la crainte des responsabilités, de la révélation de mon crime… je ne sais quoi encore de lâche et de calculé… me fermèrent la bouche… me retinrent au bord de l’abîme où sombrait ma raison… Très nettement, très rapidement, je compris qu’il était impossible que, dans l’état de nudité, dans l’état de désordre, dans l’état d’amour où nous étions, Georges, moi, et la chambre… je compris qu’il était impossible que quelqu’un entrât en cet instant, dans la chambre…