L’année dernière, le 6 octobre, de même que tous les ans à cette triste date, j’allai déposer des fleurs sur la tombe de M. Georges. C’était au cimetière Montmartre. Dans la grande allée, je vis, devant moi, à quelques pas devant moi, la pauvre grand’mère. Ah!… qu’elle était vieille… et qu’ils étaient vieux aussi, les deux vieux domestiques qui l’accompagnaient. Voûtée, courbée, chancelante, elle marchait pesamment, soutenue aux aisselles par ses deux vieux serviteurs, aussi voûtés, aussi courbés, aussi chancelants que leur maîtresse… Un commissionnaire suivait, qui portait une grosse gerbe de roses blanches et rouges… Je ralentis mon allure, ne voulant point les dépasser et qu’ils me reconnussent… Cachée derrière le mur d’un haut monument funéraire, j’attendis que la pauvre vieille femme douloureuse eût déposé ses fleurs, égrené ses prières et ses larmes sur la tombe de son petit-fils… Ils revinrent du même pas accablé, par la petite allée, en frôlant le mur du caveau où j’étais… Je me dissimulai davantage pour ne point les voir, car il me semblait que c’étaient mes remords, les fantômes de mes remords qui défilaient devant moi… M’eût-elle reconnue?… Ah! je ne le crois pas… Ils marchaient sans rien regarder… sans rien voir de la terre, autour d’eux… Leurs yeux avaient la fixité des yeux d’aveugles… leurs lèvres allaient, allaient, et aucune parole ne sortait d’elles… On eût dit de trois vieilles âmes mortes, perdues dans le dédale du cimetière, et cherchant leurs tombes… Je revis cette nuit tragique… et ma face toute rouge… et le sang qui coulait par la bouche de Georges. Cela me fit froid au cœur… Elles disparurent enfin…
Où sont-elles aujourd’hui, ces trois ombres lamentables?… Elles sont peut-être mortes un peu plus… elles sont peut-être mortes tout à fait. Après avoir erré encore, des jours et des nuits, peut-être qu’elles ont trouvé le trou de silence et de repos qu’elles cherchaient…
C’est égal!… Une drôle d’idée qu’elle avait eue l’infortunée grand’mère de me choisir comme garde-malade d’un aussi jeune, d’un aussi joli enfant comme était monsieur Georges… Et vraiment, quand j’y repense, qu’elle n’ait jamais rien soupçonné… qu’elle n’ait jamais rien vu… qu’elle n’ait jamais rien compris, c’est ce qui m’épate le plus!… Ah! on peut le dire maintenant… ils n’étaient pas bien malins, tous les trois… Ils en avaient une couche de confiance!…
J’ai revu le capitaine Mauger, par-dessus la haie… Accroupi devant une plate-bande, nouvellement bêchée, il repiquait des plants de pensées et des ravenelles… Dès qu’il m’a aperçue, il a quitté son travail, et il est venu jusqu’à la haie pour causer. Il ne m’en veut plus du tout du meurtre de son furet. Il paraît même très gai. Il me confie, en pouffant de rire, que, ce matin, il a pris au collet le chat blanc des Lanlaire… Probable que le chat venge le furet.
– C’est le dixième que je leur estourbis en douceur, s’écrie-t-il, avec une joie féroce, en se tapant la cuisse et, ensuite, en se frottant les mains, noires de terre… Ah! il ne viendra plus gratter le terreau de mes châssis, le salaud… il ne ravagera plus mes semis, le chameau!… Et si je pouvais aussi prendre au collet votre Lanlaire et sa femelle?… Ah! les cochons!… Ah!… ah!… ah!… Ça, c’est une idée!…
Cette idée le fait se tordre un instant… Et, tout à coup, les yeux pétillants de malice sournoise, il me demande:
– Pourquoi que vous ne leur fourrez pas du poil à gratter, dans leur lit?… Les saligauds!… Ah! nom de Dieu, je vous en donnerais bien un paquet, moi!… Ça, c’est une idée!…
Puis:
– À propos… vous savez?… Kléber?… mon petit furet?
– Oui… Eh bien?
– Eh bien, je l’ai mangé… Heu!… heu!…
– Ça n’est pas très bon, dites?…
– Heu!… c’est comme du mauvais lapin.
Ç’a été toute l’oraison funèbre du pauvre animal.
Le capitaine me raconte aussi que l’autre semaine, sous un tas de fagots, il a capturé un hérisson. Il est en train de l’apprivoiser… Il l’appelle Bourbaki… Ça, c’est une idée!… Une bête intelligente, farceuse, extraordinaire et qui mange de tout!…
– Ma foi oui!… s’exclame-t-il… Dans la même journée, ce sacré hérisson a mangé du beefsteack, du haricot de mouton, du lard salé, du fromage de gruyère, des confitures… Il est épatant… on ne peut pas le rassasier… il est comme moi… il mange de tout!…
À ce moment, le petit domestique passe dans l’allée, charriant dans une brouette des pierres, de vieilles boîtes de sardines, un tas de débris, qu’il va porter au trou à ordures…
– Viens ici!… hèle le capitaine…
Et, comme sur son interrogation, je lui dis que Monsieur est à la chasse, Madame en ville, et Joseph en course, il prend dans la brouette chacune de ces pierres, chacun de ces débris, et, l’un après l’autre, il les lance dans le jardin, en criant très fort:
– Tiens, cochon!… Tiens, misérable!…
Les pierres volent, les débris tombent sur une planche fraîchement travaillée, où, la veille, Joseph avait semé des pois.
– Et allez donc!… Et ça encore!… Et encore, par-dessus le marché!…
La planche est bientôt couverte de débris et saccagée… La joie du capitaine s’exprime par une sorte de ululement et des gestes désordonnés… Puis retroussant sa vieille moustache grise, il me dit, d’un air conquérant et paillard:
– Mademoiselle Célestine… vous êtes une belle fille, sacrebleu!… Faudra venir me voir, quand Rose ne sera pas là… hein?… Ça, c’est une idée!…
Eh bien, vrai!… Il ne doute de rien…
VIII
28 octobre.
Enfin, j’ai reçu une lettre de monsieur Jean. Elle est bien sèche, cette lettre. On dirait à la lire qu’il ne s’est jamais rien passé d’intime entre nous. Pas un mot d’amitié, pas une tendresse, pas un souvenir!… Il ne m’y parle que de lui… S’il faut l’en croire, il paraît que Jean est devenu un personnage d’importance. Cela se voit, cela se sent à cet air protecteur et un peu méprisant que, dès le début de sa lettre, il prend avec moi… En somme, il ne m’écrit que pour m’épater… Je l’ai toujours connu vaniteux – dame, il était si beau garçon! – mais jamais autant qu’aujourd’hui. Les hommes, ça ne sait pas supporter les succès, ni la gloire…
Jean est toujours premier valet de chambre chez Mme la comtesse Fardin et Mme la comtesse est, peut-être, la femme de France dont on parle le plus, en ce moment. À son service de valet de chambre, Jean ajoute le rôle de manifestant politique et de conspirateur royaliste. Il manifeste avec Coppée, Lemaître, Quesnay de Beaurepaire; il conspire avec le général Mercier, tout cela, pour renverser la République. L ’autre soir, il a accompagné Coppée à une réunion de la Patrie Française. Il se pavanait sur l’estrade, derrière le grand patriote, et, toute la soirée, il a tenu son pardessus… Du reste, il peut dire qu’il a tenu tous les pardessus de tous les grands patriotes de ce temps… Ça comptera, dans sa vie… Un autre soir, à la sortie d’une réunion dreyfusarde où la comtesse l’avait envoyé, afin de «casser des gueules de cosmopolites», il a été emmené au poste, pour avoir conspué les sans-patrie, et crié à pleine gorge: «Mort aux juifs!… Vive le Roy!… Vive l’armée!» Mme la comtesse a menacé le gouvernement de le faire interpeller, et monsieur Jean a été aussitôt relâché… Il a même été augmenté par sa maîtresse, de vingt francs par mois, pour ce haut fait d’armes… M. Arthur Meyer a mis son nom dans le Gaulois… Son nom figure aussi, en regard d’une somme de cent francs, dans la Libre Parole, parmi les listes d’une souscription pour le colonel Henry… C’est Coppée qui l’a inscrit d’office… Coppée encore, qui l’a nommé membre d’honneur de la Patrie Française… une ligue épatante… Tous les domestiques des grandes maisons en sont… Il y a aussi des comtes, des marquis et des ducs… En venant déjeuner, hier, le général Mercier a dit à Jean: «Eh bien, mon brave Jean?» Mon brave Jean!… Jules Guérin, dans l’Anti-juif, a écrit, sous ce titre: «Encore une victime des Youpins!» ceci: «Notre vaillant camarade antisémite, M. Jean… etc…» Enfin, M. Forain, qui ne quitte plus la maison, a fait poser Jean pour un dessin, qui doit symboliser l’âme de la patrie… M. Forain trouve que Jean a «la gueule de ça!»… C’est étonnant ce qu’il reçoit en ce moment d’accolades illustres, de sérieux pourboires, de distinctions honorifiques, extrêmement flatteuses. Et si, comme tout le fait croire, le général Mercier se décide à faire citer Jean, dans le futur procès Zola pour un faux témoignage… que l’état-major réglera ces jours-ci… rien ne manquerait plus à sa gloire… Le faux témoignage est ce qu’il y a de plus chic, de mieux porté, cette année, dans la haute société… Être choisi comme faux témoin, cela équivaut, en plus d’une gloire certaine et rapide, à gagner le gros lot de la loterie… M. Jean s’aperçoit bien qu’il fait de plus en plus sensation, dans le quartier des Champs-Élysées… Quand, le soir, au café de la rue François-Ier, il va jouer «à la poule au gibier» ou qu’il mène, sur les trottoirs, pisser les chiens de Mme la comtesse, il est l’objet de la curiosité et du respect universels… les chiens aussi, du reste… C’est pourquoi, en vue d’une célébrité qui ne peut manquer de s’étendre du quartier sur Paris, et de Paris sur la France, il s’est abonné à l’Argus de la Presse , tout comme Mme la comtesse. Il m’enverra ce qu’on écrira sur lui, de mieux tapé. C’est tout ce qu’il peut faire pour moi, car je dois comprendre qu’il n’a pas le temps de s’occuper de ma situation… Il verra, plus tard… «quand nous serons au pouvoir», m’écrit-il, négligemment… Tout ce qui m’arrive, c’est de ma faute… je n’ai jamais eu d’esprit de conduite… je n’ai jamais eu de suite dans les idées… j’ai gaspillé les meilleures places, sans aucun profit… Si je n’avais pas fait la mauvaise tête, moi aussi, peut-être serais-je au mieux avec le général Mercier, Coppée, Déroulède… et, peut-être – bien que je ne sois qu’une femme – verrais-je étinceler mon nom dans les colonnes du Gaulois, qui est si encourageant pour tous les genres de domesticité… Etc., etc.