J’ai presque pleuré, à la lecture de cette lettre, car j’ai senti que monsieur Jean est tout à fait détaché de moi, et qu’il ne me faut plus compter sur lui… sur lui et sur personne!… Il ne me dit pas un mot de celle qui m’a remplacée… Ah! je la vois d’ici, je les vois d’ici, tous les deux, dans la chambre que je connais si bien, s’embrassant, se caressant… et courant, ensemble, comme nous faisions si gentiment, les bals publics et les théâtres… Je le vois, lui, en pardessus mastic, au retour des courses, ayant perdu son argent, et disant à l’autre, comme il me l’a dit, tant de fois, à moi-même: «Prête-moi tes petits bijoux, et ta montre, pour que je les mette au clou!» À moins que sa nouvelle condition de manifestant politique et de conspirateur royaliste ne lui ait donné des ambitions nouvelles, et qu’il ait quitté les amours de l’office, pour les amours du salon?… Il en reviendra.
Est-ce vraiment de ma faute, ce qui m’arrive?… Peut-être!… Et pourtant, il me semble qu’une fatalité, dont je n’ai jamais été la maîtresse, a pesé sur toute mon existence, et qu’elle a voulu que je ne demeurasse jamais, plus de six mois, dans la même place… Quand on ne me renvoyait pas, c’est moi qui partais, à bout de dégoût. C’est drôle et c’est triste… j’ai toujours eu la hâte d’être «ailleurs», une folie d’espérance dans «ces chimériques ailleurs», que je parais de la poésie vaine, du mirage illusoire des lointains… surtout depuis mon séjour à Houlgate, auprès du pauvre M. Georges… De ce séjour, il m’est resté je ne sais quelle inquiétude… je ne sais quel angoissant besoin de m’élever, sans pouvoir y atteindre, jusqu’à des idées et des formes inétreignables… Je crois bien que cette trop brusque et trop courte entrevision d’un monde, qu’il eût mieux valu que je ne connusse point, ne pouvant le connaître mieux, m’a été très funeste… Ah! qu’elles sont décevantes, ces routes vers l’inconnu!… L’on va, l’on va, et c’est toujours la même chose… Voyez cet horizon poudroyant, là-bas… C’est bleu, c’est rose, c’est frais, c’est lumineux et léger comme un rêve… Il doit faire bon vivre, là-bas… Vous approchez… vous arrivez… Il n’y a rien… Du sable, des cailloux, des coteaux tristes comme des murs. Il n’y a rien d’autre… Et, au-dessus de ce sable, de ces cailloux, de ces coteaux, un ciel gris, opaque, pesant, un ciel où le jour se navre, où la lumière pleure de la suie… Il n’y a rien… rien de ce qu’on est venu chercher… D’ailleurs, ce que je cherche, je l’ignore… et j’ignore aussi qui je suis.
Un domestique, ce n’est pas un être normal, un être social… C’est quelqu’un de disparate, fabriqué de pièces et de morceaux qui ne peuvent s’ajuster l’un dans l’autre, se juxtaposer l’un à l’autre… C’est quelque chose de pire: un monstrueux hybride humain… Il n’est plus du peuple, d’où il sort; il n’est pas, non plus, de la bourgeoisie où il vit et où il tend… Du peuple qu’il a renié, il a perdu le sang généreux et la force naïve… De la bourgeoisie, il a gagné les vices honteux, sans avoir pu acquérir les moyens de les satisfaire… et les sentiments vils, les lâches peurs, les criminels appétits, sans le décor, et, par conséquent, sans l’excuse de la richesse… L’âme toute salie, il traverse cet honnête monde bourgeois et rien que d’avoir respiré l’odeur mortelle qui monte de ces putrides cloaques, il perd, à jamais, la sécurité de son esprit, et jusqu’à la forme même de son moi… Au fond de tous ces souvenirs, parmi ce peuple de figures où il erre, fantôme de lui-même, il ne trouve à remuer que de l’ordure, c’est-à-dire de la souffrance… Il rit souvent, mais son rire est forcé. Ce rire ne vient pas de la joie rencontrée, de l’espoir réalisé, et il garde l’amère grimace de la révolte, le pli dur et crispé du sarcasme. Rien n’est plus douloureux et laid que ce rire; il brûle et dessèche… Mieux vaudrait, peut-être, que j’eusse pleuré! Et puis, je ne sais pas… Et puis, zut!… Arrivera ce qui pourra…