Et, comme je restais interdite, un peu épouvantée de cet aveu, et sans un geste et sans une parole, il continua:
– Et puis… il y a peut-être plus de quinze mille francs… peut-être plus de dix-huit mille francs… On ne sait pas ce que ça fait de petits… cet argent-là… Et puis, des choses… des choses… des bijoux… Vous seriez rudement heureuse, allez, dans le petit café…
Il me tenait la taille serrée dans l’étau puissant de ses bras… Et je sentais tout son corps qui tremblait de désirs contre moi… S’il avait voulu, il m’eût prise, il m’eût étouffée, sans que je tentasse la moindre résistance. Et il continuait de me décrire son rêve:
– Un petit café bien joli… bien propre… bien reluisant… Et puis, au comptoir, derrière une grande glace, une belle femme, habillée en Alsace-Lorraine, avec un beau corsage de soie… et de larges rubans de velours… Hein, Célestine?… Pensez à ça… J’en recauserons un de ces jours… j’en recauserons…
Je ne trouvais rien à dire… rien, rien, rien!… J’étais stupéfiée par cette chose, à laquelle je n’avais jamais songé… mais j’étais aussi, sans haine, sans horreur contre le cynisme de cet homme… Joseph répéta, de cette même bouche qui avait baisé les plaies sanglantes de la petite Claire, en me serrant avec ces mêmes mains qui avaient serré, étouffé, étranglé, assassiné la petite Claire dans le bois:
– J’en recauserons… je suis vieux… je suis laid… possible… Mais pour arranger une femme, Célestine… retenez bien ceci… il n’y en a pas un comme moi… J’en recauserons…
Pour arranger une femme!… Il en a, vraiment, de sinistres!… Est-ce une menace?… Est-ce une promesse?…
Aujourd’hui, Joseph a repris ses habitudes de silence… On dirait que rien ne s’est passé, hier soir, entre nous… Il va, il vient, il travaille… il mange… il lit son journal… comme tous les jours… Je le regarde, et je voudrais le détester… je voudrais que sa laideur m’apparût telle, qu’un immense dégoût me séparât de lui à jamais… Eh bien, non… Ah! comme c’est drôle!… Cet homme me donne des frissons… et je n’ai pas de dégoût… Et c’est une chose effrayante que je n’aie pas de dégoût, puisque c’est lui qui a tué, qui a violé la petite Claire dans le bois!…
X
3 novembre.
Rien ne me fait plaisir comme de retrouver dans les journaux le nom d’une personne chez qui j’ai servi. Ce plaisir, je l’ai éprouvé, ce matin, plus vif que jamais, en apprenant par le Petit Journal que Victor Charrigaud venait de publier un nouveau livre qui a beaucoup de succès et dont tout le monde parle avec admiration… Ce livre s’intitule: De cinq à sept, et il fait scandale, dans le bon sens. C’est, dit l’article, une suite d’études mondaines, brillantes et cinglantes qui, sous leur légèreté, cachent une philosophie profonde… Oui, compte là-dessus!… En même temps que de son talent, on loue fort Victor Charrigaud de son élégance, de ses relations distinguées, de son salon… Ah! parlons-en de son salon… Durant huit mois, j’ai été femme de chambre chez les Charrigaud, et je crois bien que je n’ai jamais rencontré de pareils mufles… Dieu sait pourtant!
Tout le monde connaît de nom Victor Charrigaud. Il a déjà publié une suite de livres à tapage. Leurs Jarretelles, Comment elles dorment, Les Bigoudis sentimentaux, Colibris et Perroquets, sont parmi les plus célèbres. C’est un homme d’infiniment d’esprit, un écrivain d’infiniment de talent et dont le malheur a été que le succès lui arrivât trop vite, avec la fortune. Ses débuts donnèrent les plus grandes espérances. Chacun était frappé de ses fortes qualités d’observation, de ses dons puissants de satire, de son implacable et juste ironie qui pénétrait si avant dans le ridicule humain. Un esprit averti et libre, pour qui les conventions mondaines n’étaient que mensonge et servilité, une âme généreuse et clairvoyante qui, au lieu de se courber sous l’humiliant niveau du préjugé, dirigeait bravement ses impulsions vers un idéal social, élevé et pur. Du moins, c’est ainsi que me parla de Victor Charrigaud un peintre de ses amis qui était toqué de moi, que j’allais voir quelquefois, et de qui je tiens les jugements qui précèdent et les détails qui vont suivre sur la littérature et la vie de cet homme illustre.
Parmi les ridicules si durement flagellés par lui, Charrigaud avait surtout choisi le ridicule du snobisme. En sa conversation verveuse et nourrie de faits, plus encore que dans ses livres, il en notait le caractère de lâcheté morale, de desséchement intellectuel, avec une âpre précision dans le pittoresque, une large et rude philosophie et des mots aigus, profonds, terribles qui, recueillis par les uns, colportés par les autres, se répétaient aux quatre coins de Paris et devenaient, en quelque sorte, classiques tout de suite… On pourrait faire toute une étonnante psychologie du snobisme avec les impressions, les traits, les profils serrés, les silhouettes étrangement dessinées et vivantes que son originalité renouvelait et prodiguait, sans jamais se lasser… Il semble donc que si quelqu’un devait échapper à cette sorte d’influenza morale qui sévit si fort dans les salons, ce fût Victor Charrigaud, mieux que tout autre préservé de la contagion par cet admirable antiseptique: l’ironie… Mais l’homme n’est que surprise, contradiction, incohérence et folie…
À peine eut-il senti passer les premières caresses du succès, que le snob qui était en lui – et c’est pour cela qu’il le peignait avec une telle force d’expression – se révéla, explosa, pourrait-on dire, comme un engin qui vient de recevoir la secousse électrique… Il commença par lâcher ses amis devenus encombrants ou compromettants, ne gardant que ceux qui, les uns par leur talent accepté, les autres, par leur situation dans la presse, pouvaient lui être utiles et entretenir de leurs persistantes réclames sa jeune renommée. En même temps, il fit de la toilette et de la mode une de ses préoccupations les plus acharnées. On le vit avec des redingotes d’un philippisme audacieux, des cols et des cravates d’un 1830 exagéré, des gilets de velours d’un galbe irrésistible, des bijoux affichants, et il sortit d’étuis en métal, incrustés de pierres trop précieuses, des cigarettes somptueusement roulées dans des papiers d’or… Mais, lourd de membres, gauche de gestes, avec des emmanchements épais et des articulations canailles, il conservait, malgré tout, l’allure massive des paysans d’Auvergne, ses compatriotes. Trop neuf dans une trop soudaine élégance où il se sentait dépaysé, il avait beau s’étudier et étudier les plus parfaits modèles du chic parisien, il ne parvenait pas à acquérir cette aisance, cette ligne souple, fine et droite qu’il enviait – avec quelle violente haine – aux jeunes élégants des clubs, des courses, des théâtres et des restaurants. Il s’étonna, car, après tout, il n’avait que des fournisseurs de choix, les plus illustres tailleurs, de mémorables chemisiers, et quels bottiers… quels bottiers!… En s’examinant dans la glace, il s’injuriait avec désespoir.
– J’ai beau sur mes habits multiplier velours, moires et satins, j’ai toujours l’air d’un mufle. Il y a là quelque chose qui n’est pas naturel.
Quant à Mme Charrigaud, jusque-là simple et mise avec un goût discret, elle arbora, elle aussi, des toilettes éclatantes, fracassantes, des cheveux trop rouges, des bijoux trop gros, des soies trop riches, des airs de reine de lavoir, des majestés d’impératrice de mardi-gras… On s’en moquait beaucoup, et parfois cruellement. Les camarades, à la fois humiliés et réjouis de tant de luxe et de mauvais goût, se vengeaient en disant plaisamment de ce pauvre Victor Charrigaud: