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– Vraiment, il n’a pas de chance pour un ironiste…

Grâce à d’heureuses démarches, d’incessantes diplomaties et de plus incessantes platitudes, ils furent reçus dans ce qu’ils appelaient, eux aussi, le vrai monde, chez des banquiers israélites, des ducs du Vénézuéla, des archiducs en état de vagabondage, et chez de très vieilles dames, folles de littérature, de proxénétisme et d’académie… Ils ne pensèrent plus qu’à cultiver et à développer ces relations nouvelles, à en conquérir d’autres plus enviables et plus difficiles, d’autres, d’autres et toujours d’autres…

Un jour, pour se dégager d’une invitation qu’il avait maladroitement acceptée chez un ami sans éclat, mais qu’il tenait encore à ménager, Charrigaud lui écrivit la lettre suivante:

«Mon cher vieux, nous sommes désolés. Excuse-nous de te manquer de parole, pour lundi. Mais nous venons de recevoir, précisément pour ce jour-là, une invitation à dîner chez les Rothschild… C’est la première… Tu comprends que nous ne pouvons pas la refuser. Ce serait un désastre… Heureusement, je connais ton cœur. Loin de nous en vouloir, je suis sûr que tu partageras notre joie et notre fierté.»

Un autre jour, il racontait l’achat qu’il venait de faire d’une villa à Deauville:

– Je ne sais, en vérité, pour qui ils nous prenaient, ces gens-là… Ils nous prenaient sans doute pour des journalistes, pour des bohèmes… Mais je leur ai fait voir que j’avais un notaire…

Peu à peu, il élimina tout ce qui lui restait des amis de sa jeunesse, ces amis dont la seule présence chez lui était un constant et désobligeant rappel au passé, et l’aveu de cette tare, de cette infériorité sociale: la littérature et le travail. Et il s’ingénia aussi à éteindre les flammes qui, parfois, s’allumaient en son cerveau, à étouffer définitivement dans le respect ce maudit esprit dont il s’effrayait de sentir, à de certains jours, les brusques reviviscences et qu’il croyait mort à jamais. Puis il ne lui suffit plus d’être reçu chez les autres, il voulut à son tour recevoir les autres chez lui… L’inauguration d’un petit hôtel qu’il venait d’acheter, dans Auteuil, pouvait être le prétexte d’un dîner.

J’arrivai dans la maison au moment où les Charrigaud avaient résolu qu’ils donneraient, enfin, ce dîner… Non pas un de ces dîners intimes, gais et sans pose, comme ils en avaient l’habitude et qui, durant quelques années, avaient fait leur maison si charmante, mais un dîner vraiment élégant, vraiment solennel, un dîner guindé et glacé, un dîner select où seraient cérémonieusement priées, avec quelques correctes célébrités de la littérature et de l’art, quelques personnalités mondaines, pas trop difficiles, pas trop régulières non plus, mais suffisamment décoratives pour qu’un peu de leur éclat rejaillît sur eux…

– Car le difficile, disait Victor Charrigaud, ce n’est pas de dîner en ville, c’est de donner à dîner, chez soi…

Après avoir longuement réfléchi à ce projet, Victor Charrigaud proposa:

– Eh bien, voilà!… Je crois que nous ne pouvons avoir tout d’abord que des femmes divorcées… avec leurs amants. Il faut bien commencer par quelque chose. Il y en a de fort sortables et que les journaux les plus catholiques citent avec admiration… Plus tard, quand nos relations seront devenues plus choisies et plus étendues, eh bien, nous les sèmerons, les divorcées…

– C’est juste… approuva Mme Charrigaud. Pour le moment, l’important est d’avoir ce qu’il y a de mieux dans le divorce. Enfin, on a beau dire, le divorce, c’est une situation.

– Il a au moins ce mérite qu’il supprime l’adultère, ricana Charrigaud… L’adultère, c’est si vieux jeu… Il n’y a plus que l’ami Bourget pour croire à l’adultère – l’adultère chrétien – et aux meubles anglais…

À quoi Mme Charrigaud répliqua sur un ton d’agacement nerveux:

– Que tu es assommant, avec tes mots d’esprit et tes méchancetés… Tu verras… tu verras que nous ne pourrons jamais, à cause de cela, nous faire un salon comme il faut.

Et elle ajouta:

– Si tu veux devenir vraiment un homme du monde, apprends d’abord à être un imbécile ou à te taire…

On fit, défit et refit une liste d’invités qui, après de laborieuses combinaisons, se trouva arrêtée comme suit:

La comtesse Fergus, divorcée, et son ami, l’économiste et député, Joseph Brigard.

La baronne Henri Gogsthein, divorcée, et son ami, le poète Théo Crampp…

La baronne Otto Butzinghen et son ami, le vicomte Lahyrais, clubman, sportsman, joueur et tricheur.

Mme de Rambure, divorcée, et son amie, Mme Tiercelet, en instance de divorce.

Sir Harry Kimberly, musicien symboliste, fervent pédéraste, et son jeune ami, Lucien Sartorys, beau comme une femme, souple comme un gant de peau de Suède, mince et blond comme un cigare.

Les deux académiciens Joseph Dupont de la Brie, numismate obscène, et Isidore Durand de la Marne, mémorialiste galant dans l’intimité et sinologue sévère à l’Institut…

Le portraitiste Jacques Rigaud.

Le romancier psychologue Maurice Fernancourt.

Le chroniqueur mondain Poult d’Essoy.

Les invitations furent lancées et, grâce à d’actives entremises, acceptées, toutes…

Seule, la comtesse Fergus hésita:

– Les Charrigaud? dit-elle. Est-ce vraiment une maison convenable?… Lui, n’a-t-il pas fait tous les métiers à Montmartre, autrefois?… Ne raconte-t-on pas qu’il vendait des photographies obscènes, pour lesquelles il avait posé, avec des avantages en plâtre?… Et elle, ne courait-il pas de fâcheuses histoires sur son compte?… N’a-t-elle pas eu des aventures assez vulgaires avant son mariage? Ne dit-on point qu’elle a été modèle… qu’elle a posé l’ensemble? Quelle horreur! Une femme qui se mettait toute nue devant des hommes… qui n’étaient même pas ses amants?…

Finalement, elle accepta l’invitation quand on lui eut affirmé que Mme Charrigaud n’avait posé que la tête, que Charrigaud, très vindicatif, serait bien capable de la déshonorer dans un de ses livres, et que Kimberly viendrait à ce dîner… Oh! du moment que Kimberly avait promis de venir… Kimberly, un si parfait gentleman, et si délicat, et si charmant, tellement charmant!…

Les Charrigaud furent mis au courant de ces négociations et de ces scrupules. Loin de s’en formaliser, ils se félicitèrent qu’on eût mené à bien les unes et vaincu les autres. Il ne s’agissait plus maintenant que de se surveiller et, comme disait Mme Charrigaud, de se comporter en véritables gens du monde… Ce dîner, si merveilleusement préparé et combiné, si habilement négocié, c’était vraiment leur première manifestation dans le nouvel avatar de leur destinée élégante, de leurs ambitions mondaines… Il fallait donc que ce fût épatant…

Huit jours avant, tout était sens dessus dessous dans la maison. Il fallut, en quelque sorte, remettre à neuf l’appartement et que rien n’y «clochât». On essaya des combinaisons de lumière et des décorations de table, afin de ne pas être embarrassé au dernier moment. À ce propos, M. et Mme Charrigaud se querellèrent comme des portefaix, car ils n’avaient pas les mêmes idées, et leur esthétique différait sur tous les points… elle inclinant à des arrangements sentimentaux, lui voulant que ce fût sévère et «artiste»…