– C’est idiot… criait Charrigaud… Ils croiront être chez une grisette… Ah! ce qu’ils vont se payer nos têtes!…
– Je te conseille de parler, répliquait Mme Charrigaud, arrivée au paroxysme de la nervosité… Tu es bien resté le même qu’autrefois, un sale voyou de brasserie… Et puis, j’en ai assez… j’en ai plein le dos…
– Eh bien, c’est ça… divorçons, mon petit loup, divorçons… Au moins, de cette façon, nous compléterons la série et nous ne ferons pas tache parmi nos invités.
On s’aperçut aussi que l’argenterie manquerait, qu’il manquerait de la vaisselle et des cristaux. Ils durent en louer, et louer des chaises également, car ils n’en avaient que quinze; encore étaient-elles dépareillées… Enfin, le menu fut commandé à l’un des grands restaurateurs du boulevard.
– Que ce soit ultra-chic, recommanda Mme Charrigaud, et qu’on ne reconnaisse rien de ce que l’on servira. Des émincés de crevettes, des côtelettes de foie gras, des gibiers comme des jambons, des jambons comme des gâteaux, des truffes en mousses, et des purées en branches… des cerises carrées et des pêches en spirale… Enfin tout ce qu’il y a de plus chic…
– Soyez tranquille, affirma le restaurateur. Je sais si bien déguiser les choses que je mets au défi quiconque de savoir ce qu’il mange… C’est une spécialité de la maison…
Enfin, le grand jour arriva.
Monsieur se leva de bonne heure, inquiet, nerveux, agité. Madame qui n’avait pu dormir de toute la nuit, fatiguée par les courses de la veille, par les préparatifs de toute sorte, ne tint pas en place. Cinq ou six fois, le front plissé, haletante, trépidante et si lasse qu’elle avait, disait-elle, le ventre dans les talons, elle passa la dernière revue de l’hôtel, dérangea et remit sans raison des bibelots et des meubles, alla d’une pièce dans l’autre, sans savoir pourquoi et comme si elle eût été folle. Elle tremblait que les cuisiniers ne vinssent pas, que le fleuriste manquât de parole et que les invités ne fussent point placés à table selon la stricte étiquette. Monsieur la suivait partout, vêtu seulement d’un caleçon de soie rose, approuvant ci, critiquant là.
– J’y repense… disait-il… Quelle drôle d’idée tu as eue de commander des centaurées pour la décoration de la table… Je t’assure que le bleu en devient noir à la lumière. Et puis, les centaurées, après tout, ça n’est que de simples bleuets… Nous aurons l’air d’aller cueillir des bleuets dans les blés…
– Oh! des bleuets!… Que tu es agaçant!
– Mais oui, des bleuets… Et les bleuets… Kimberly l’a fort bien dit l’autre soir, chez les Rothschild… ça n’est pas une fleur du monde… Pourquoi pas aussi des coquelicots?…
– Laisse-moi tranquille… répondait Madame… Tu me fais perdre la tête, avec toutes tes observations stupides. C’est bien le moment, vrai!
Et Monsieur s’obstinait:
– Bon… bon… tu verras… tu verras… Pourvu, mon Dieu! que tout se passe à peu près bien, sans trop d’accidents… sans trop d’accrocs… Je ne savais pas que d’être des gens du monde, cela fût une chose si difficile, si fatigante et si compliquée… Peut-être aurions-nous dû rester de simples voyous?…
Et Madame grinçait:
– Parbleu! je vois bien que cela ne te changera pas… Tu ne fais guère honneur à une femme…
Comme ils me trouvaient jolie et fort élégante à voir, mes maîtres m’avaient distribué aussi un rôle important dans cette comédie… Je devais d’abord présider le vestiaire et, ensuite, aider ou plutôt surveiller les quatre maîtres d’hôtel, quatre grands lascars, à favoris immenses, choisis dans plusieurs bureaux de placement, pour servir cet extraordinaire dîner.
D’abord, tout alla bien… Il y eut cependant une alerte. À neuf heures moins un quart, la comtesse Fergus n’était pas encore arrivée. Si elle avait changé d’idée et résolu, au dernier moment, de ne pas venir? Quelle humiliation!… Quel désastre!… Les Charrigaud faisaient des têtes consternées. Joseph Brigard les rassura. C’était le jour où la comtesse présidait son œuvre admirable des «Bouts de cigares pour les armées de terre et de mer». Les séances, parfois, finissaient très tard…
– Quelle femme charmante!… s’extasiait Mme Charrigaud, comme si cet éloge eût le pouvoir magique d’accélérer la venue de «cette sale comtesse» que, dans le fond de son âme, elle maudissait.
– Et quel cerveau!… surenchérissait Charrigaud, en proie au même sentiment… L’autre jour, chez les Rothschild, j’ai eu cette sensation qu’il fallait remonter au siècle dernier pour retrouver une si parfaite grâce, et une telle supériorité…
– Et encore! surabondait Joseph Brigard… Voyez-vous, mon cher monsieur Charrigaud, dans les sociétés égalitaires et démocratiques…
Il allait débiter un de ces discours mi-galants, mi-sociologiques qu’il aimait à colporter de salon en salon, lorsque la comtesse Fergus entra, imposante, majestueuse, dans une toilette noire brodée de jais et d’acier qui faisait valoir la blancheur grasse et la molle beauté de ses épaules. Et ce fut dans un murmure, dans un chuchotement d’admiration que l’on gagna cérémonieusement la salle à manger…
Le commencement du dîner fut assez froid. Malgré son succès, peut-être même à cause de son succès, la comtesse Fergus se montra un peu hautaine, du moins trop réservée. Il semblait qu’elle affectât d’avoir condescendu jusqu’à honorer de sa présence l’humble maison de «ces petites gens». Charrigaud crut remarquer qu’elle examinait avec une moue discrètement, mais visiblement méprisante, l’argenterie louée, la décoration de la table, la toilette verte de Mme Charrigaud, les quatre maîtres d’hôtel, dont les favoris trop longs trempaient dans les plats. Il en conçut de vagues terreurs et des doutes angoissants sur la bonne tenue de sa table et de sa femme. Ce fut une minute horrible!…
Après quelques répliques banales et pénibles, échangées à propos de futiles actualités, la conversation se généralisa, peu à peu, et, finalement, s’établit sur ce que doit être la correction dans la vie mondaine.
Tous ces pauvres diables et diablesses, tous ces pauvres bougres et bougresses, oubliant leurs propres irrégularités sociales, se montrèrent d’une sévérité étrangement implacable envers les personnes chez qui il était permis de soupçonner, non pas même des tares ou des taches, mais seulement un manquement ancien à la soumission, au respect des lois mondaines, les seules qui doivent être obéies. Vivant, en quelque sorte, hors leur idéal social, rejetés, pour ainsi dire, en marge de cette existence dont ils honoraient, comme une religion, la correction et la régularité perdues, ils s’imaginaient, sans doute, y rentrer en en chassant les autres. Le comique de cela était vraiment intense et savoureux. De l’univers ils firent deux grandes parts: d’un côté, ce qui est régulier; de l’autre, ce qui ne l’est pas; ici, les gens que l’on peut recevoir; là, les gens que l’on ne peut pas recevoir… Et ces deux grandes parts devinrent bientôt des morceaux et les morceaux de menues tranches, lesquelles se subdivisèrent à l’infini. Il y avait ceux chez qui l’on peut dîner, et aussi chez qui l’on peut aller, seulement, en soirée… Ceux chez qui l’on ne peut dîner et où l’on peut aller en soirée. Ceux que l’on peut recevoir à sa table et ceux à qui l’on ne permet – et encore dans de certaines circonstances, parfaitement déterminées – que l’entrée de son salon… Il y avait aussi ceux chez qui l’on ne peut dîner et qu’on ne doit pas recevoir chez soi, et ceux que l’on peut recevoir chez soi et chez qui l’on ne peut dîner… ceux que l’on peut recevoir à déjeuner et jamais à dîner; et ceux chez qui l’on peut dîner à la campagne, et jamais à Paris, etc. Tout cela appuyé d’exemples démonstratifs et péremptoires, illustré de noms connus…