– Et papa?… Vrai?… tu n’as pas encore couché avec papa?… Tu m’étonnes…
Une fois, je n’eus pas la force de dissimuler mes larmes… elles m’étouffaient. M. Xavier se fâcha:
– Ah! non… tu sais… Ça, c’est le comble du rasoir… Des larmes, des scènes?… Faut rentrer ça, mon chou… ou sinon, bonsoir… J’en ai soupé de ces bêtises-là…
Moi, quand je suis encore sous le frisson du bonheur, j’aime à retenir dans mes bras longtemps, longtemps, le petit homme qui me l’a donné… Après les secousses de la volupté, j’ai besoin – un besoin immense, impérieux – de cette détente chaste, de cette pure étreinte, de ce baiser qui n’est plus la morsure sauvage de la chair, mais la caresse idéale de l’âme… J’ai besoin de monter de l’enfer de l’amour, de la frénésie du spasme, dans le paradis de l’extase… dans la plénitude, dans le silence délicieux et candide de l’extase… M. Xavier, lui, avait soupé de l’extase… Tout de suite, il s’arrachait à mes bras, à cette étreinte, à ce baiser qui lui devenait physiquement intolérable. Il semblait vraiment que nous n’eussions rien mêlé de nous en nous… que nos sexes, que nos bouches, que nos âmes n’eussent pas été un instant confondus dans le même cri, dans le même oubli, dans la même mort merveilleuse. Et, voulant le retenir sur ma poitrine, entre mes jambes nerveusement nouées aux siennes, il se dégageait, me repoussait brutalement, sautait du lit:
– Ah! non… tu sais… Elle est mauvaise…
Et il allumait une cigarette…
Rien ne m’était pénible comme de voir que je n’eusse pas laissé la moindre trace d’affection, pas la plus petite tendresse dans son cœur, bien que je me pliasse à tous les caprices de sa luxure, que j’acceptasse à l’avance, que je devançasse même toutes ses fantaisies… Et Dieu sait, s’il en avait d’extraordinaires, Dieu sait s’il en avait d’effrayantes!… Ce qu’il était corrompu, ce morveux!… Pire qu’un vieux… plus inventif et plus féroce dans la débauche qu’un sénile impuissant ou un prêtre satanique.
Cependant, je crois que je l’aurais aimé, la petite canaille, que je me serais dévouée à lui, malgré tout, comme une bête… Aujourd’hui, encore, je songe avec des regrets à sa frimousse effrontée, cruelle et jolie… à sa peau parfumée… à tout ce que sa luxure avait d’atroce et d’exaltant, tour à tour… Et j’ai souvent sur mes lèvres, où tant de lèvres depuis auraient dû l’effacer, le goût acide, la brûlure de son baiser… Ah! monsieur Xavier… monsieur Xavier!
Un soir, avant le dîner, comme il rentrait pour s’habiller – Dieu qu’il était gentil en habit! – et que je disposais avec soin ses affaires dans le cabinet de toilette, il me demanda sans un embarras, sans une hésitation, presque sur un ton impératif, de même qu’il m’eût demandé de l’eau chaude:
– Est-ce que tu as cinq louis?… J’ai absolument besoin de cinq louis, ce soir. Je te les rendrai demain…
Précisément, Madame m’avait payé mes gages le matin… Le savait-il?
– Je n’ai que quatre-vingt-dix francs, répondis-je, un peu honteuse, honteuse de sa demande, peut-être… honteuse surtout, je crois, de ne pas posséder toute la somme qu’il me demandait:
– Ça ne fait rien… dit-il… va me chercher ces quatre-vingt-dix francs… Je te les rendrai demain…
Il prit l’argent, me remercia par un: «C’est bon!» sec et bref, qui me glaça le cœur. Puis, me tendant son pied, d’un mouvement brutal…
– Noue les cordons de mes souliers… ordonna-t-il, insolemment… Vite, je suis pressé…
Je le regardai tristement, implorant:
– Alors, vous ne dînez pas ici, ce soir, monsieur Xavier?
– Non… je dîne en ville… Dépêche-toi…
En nouant ses cordons, je gémis:
– Alors, vous allez encore faire la noce avec de sales femmes?… Et vous ne rentrerez pas de la nuit?… Et moi, toute la nuit, je vais pleurer… Ça n’est pas gentil, monsieur Xavier…
Sa voix devint dure et tout à fait méchante.
– Si c’est pour me dire ça, que tu m’as prêté tes quatre-vingt-dix francs… tu peux les reprendre… Reprends-les…
– Non… non… soupirai-je… Vous savez bien que ce n’est pas pour ça…
– Eh bien… fiche-moi la paix!…
Il eut vite fini d’être habillé… et il partit sans m’embrasser, sans me dire un mot…
Le lendemain, il ne fut pas question de me rendre l’argent, et je ne voulus pas le réclamer. Ça me faisait plaisir qu’il eût quelque chose de moi… Et je comprends qu’il y ait des femmes qui se tuent de travail, des femmes qui se vendent aux passants, la nuit, sur les trottoirs, des femmes qui volent, des femmes qui tuent… afin de rapporter un peu d’argent et de procurer des gâteries au petit homme qu’elles aiment. Voilà qui m’est passé par exemple… Est-ce que, vraiment, cela m’est passé autant que je l’affirme? Hélas, je n’en sais rien… Il y a des moments où devant un homme, je me sens si molle… si molle… sans volonté, sans courage, et si vache… ah! oui… si vache!…
Madame ne tarda pas à changer d’allures vis-à-vis de moi. De gentille qu’elle avait été jusqu’ici, elle devint dure, exigeante, tracassière… Je n’étais qu’une sotte… je ne faisais jamais rien de bien… j’étais maladroite, malpropre, mal élevée, oublieuse, voleuse… Et sa voix si douce, au début, si camarade, prenait maintenant un mordant de vinaigre. Elle me donnait des ordres sur un ton cassant… rabaissant… Finies les séances de chiffonnage, de cold-cream, de poudre de riz, et les confidences secrètes, et les recommandations intimes, gênantes au point que les premiers jours je m’étais demandé, et que je me demande encore, si Madame n’était point pour femme?… Finie cette camaraderie louche que je sentais bien, au fond, n’être point de la bonté, et par où s’en était allé mon respect pour cette maîtresse qui me haussait jusqu’à son vice… Je la rabrouai d’importance, forte de toutes les infamies apparentes ou voilées de cette maison. Nous en arrivâmes à nous quereller, ainsi que des harangères, nous jetant nos huit jours à la tête comme de vieux torchons sales…
– Pour quoi prenez-vous donc ma maison? criait-elle… Êtes-vous donc chez une fille, ici?…
Non, mais ce toupet!… Je répondais:
– Ah! elle est propre, votre maison… vous pouvez vous en vanter… Et vous?… parlons-en… ah! parlons-en!… vous êtes propre aussi… Et Monsieur donc?… Oh! là là!… Avec ça qu’on ne vous connaît pas dans le quartier… et dans Paris… Mais ça n’est qu’un cri, partout… Votre maison?… Un bordel… Et, encore, il y a des bordels qui sont moins sales que votre maison…
C’est ainsi que ces querelles allaient jusqu’aux pires insultes, jusqu’aux plus ignobles menaces; elles descendaient jusqu’au vocabulaire des filles publiques et des maisons centrales… Et puis, tout à coup cela s’apaisait… Il suffisait que M. Xavier fût repris pour moi d’un goût passager, hélas!… Alors recommençaient les familiarités louches, les complicités honteuses, les cadeaux de chiffons, les promesses de gages doublés, les lavages à la crème Simon – c’est plus convenable – les initiations aux mystères des parfumeries raffinées… Madame réglait thermométriquement sa conduite envers moi sur celle de M. Xavier… Les bontés de l’une suivaient immédiatement les caresses de l’autre; l’abandon du fils s’accompagnait des insolences de la mère… J’étais la victime, sans cesse ballottée, des fluctuations énervantes par où passait l’intermittent amour de ce gamin capricieux et sans cœur… C’est à croire que Madame dût nous espionner, écouter à la porte, se rendre compte par elle-même des phases différentes que nos relations traversaient… Mais non… Elle avait l’instinct du vice, voilà tout… Elle le flairait à travers les murs, à travers les âmes, ainsi qu’une chienne hume dans le vent l’odeur lointaine du gibier.