Une fois – c’était rue Cambon… en ai-je fait, mon Dieu! de ces places – les maîtres mariaient leur fille. Il y eut une grande soirée, où l’on exposa les cadeaux, des cadeaux à remplir une voiture de déménagement. Je demandai à Baptiste, le valet de chambre, en manière de rigolade…
– Eh bien, Baptiste… et vous?… Votre cadeau?
– Mon cadeau? fit Baptiste en haussant les épaules.
– Allons… dites-le!
– Un bidon de pétrole allumé sous leur lit… Le v’là, mon cadeau…
C’était chouettement répondre. Du reste, ce Baptiste était un homme épatant dans la politique.
– Et le vôtre, Célestine?… me demanda-t-il à son tour.
– Moi?
Je crispai mes deux mains en forme de serres, et faisant le geste de griffer, férocement, un visage.
– Mes ongles… dans ses yeux! répondis-je.
Le maître d’hôtel à qui on ne demandait rien et qui, de ses doigts méticuleux, arrangeait des fleurs et des fruits dans une coupe de cristal, dit sur un ton tranquille:
– Moi, je me contenterais de leur asperger la gueule, à l’église, avec un flacon de bon vitriol…
Et il piqua une rose entre deux poires.
Ah oui! les aimer!… Ce qui est extraordinaire, c’est que ces vengeances-là n’arrivent pas plus souvent. Quand je pense qu’une cuisinière, par exemple, tient, chaque jour, dans ses mains, la vie de ses maîtres… une pincée d’arsenic à la place de sel… un petit filet de strychnine au lieu de vinaigre… et ça y est!… Eh bien, non… Faut-il que nous ayons, tout de même, la servitude dans le sang!…
Je n’ai pas d’instruction et j’écris ce que je pense et ce que j’ai vu… Eh bien, je dis que tout cela n’est pas beau… Je dis que, du moment où quelqu’un installe, sous son toit, fût-ce le dernier des pauvres diables, fût-ce la dernière des filles, je dis qu’il leur doit de la protection, qu’il leur doit du bonheur… Je dis aussi que si le maître ne nous le donne pas, nous avons le droit de le prendre, à même son coffre, à même son sang…
Et puis, en voilà assez… J’ai tort de songer à ces choses qui me font mal à la tête et me retournent l’estomac… Je reviens à mes petites histoires.
J’eus beaucoup de peine à quitter les sœurs de Notre-Dame-des-Trente-six-Douleurs… Malgré l’amour de Cléclé, et ce qu’il me donnait de sensations nouvelles et gentilles, je me faisais vieille dans la boîte, et j’avais des fringales de liberté. Lorsqu’elles eurent compris que j’étais bien décidée à partir, alors les braves sœurs m’offrirent des places et des places… Il n’y en avait que pour moi… Mais, plus souvent – je ne suis pas toujours une bête, et j’ai l’œil aux canailleries… Toutes ces places, je les refusai; à toutes, je trouvai quelque chose qui ne me convenait pas… Il fallait voir leurs têtes, aux saintes femmes… C’était risible… Elles avaient compté qu’en me plaçant chez de vieilles bigotes, elles pourraient se rembourser, usurairement, sur mes gages, des frais de la pension… Et je jouissais de leur poser un lapin, à mon tour.
Un jour, j’avertis la sœur Boniface que j’avais l’intention de partir, le soir même. Elle eut le toupet de me répondre, en levant les bras au cieclass="underline"
– Mais, ma chère enfant, c’est impossible…
– Comment, c’est impossible?…
– Mais, ma chère enfant, vous ne pouvez pas quitter la maison, comme ça… Vous nous devez plus de soixante-dix francs. Il faudra nous payer d’abord ces soixante-dix francs…
– Et avec quoi?… répliquai-je. Je n’ai pas un sou… Vous pouvez vous fouiller…
La sœur Boniface me jeta un coup d’œil haineux, et, dignement, sévèrement, elle prononça:
– Mais, Mademoiselle… savez-vous bien que c’est un vol?… Et voler de pauvres femmes comme nous, c’est plus qu’un vol… un sacrilège dont le bon Dieu vous punira… Réfléchissez…
Alors, la colère me prit:
– Dites donc?… m’écriai-je… Qui vole ici de vous ou de moi?… Non, mais vous êtes épatantes, mes petites mères…
– Mademoiselle, je vous défends de parler ainsi…
– Ah! fichez-moi la paix, à la fin… Comment?… On fait votre ouvrage… on travaille comme des bêtes pour vous du matin au soir… on vous gagne des argents énormes… vous nous donnez une nourriture dont les chiens ne voudraient pas… Et il faudrait vous payer par-dessus le marché!… Ah! vous ne doutez de rien…
La sœur Boniface était devenue toute pâle… Je sentais qu’elle avait sur les lèvres des mots grossiers, orduriers, furieux, prêts à sortir… Elle n’osa pas les lâcher… et elle bégaya:
– Taisez-vous!… vous êtes une fille sans pudeur, sans religion… Dieu vous punira… Partez, si vous le voulez… nous retenons votre malle…
Je me campai toute droite devant elle, dans une attitude de défi, et la regardant bien en face:
– Ah! je voudrais voir ça!… Essayez un peu de retenir ma malle… et vous allez voir rappliquer, tout de suite, le commissaire de police… Et si la religion, c’est de rapetasser les sales culottes de vos aumôniers, de voler le pain des pauvres filles, de spéculer sur les horreurs qui se passent toutes les nuits dans le dortoir…
La bonne sœur blémit. Elle essaya de couvrir ma voix de sa voix.
– Mademoiselle… mademoiselle…
– Avec ça que vous ne savez rien des cochonneries qui se passent toutes les nuits, dans le dortoir!… Osez donc me dire, en face, les yeux dans les yeux, que vous les ignorez?… Vous les encouragez, parce qu’elles vous rapportent… oui, parce qu’elles vous rapportent!…