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– Vous êtes comme moi, Célestine… Ah! pas de visage, bien sûr!… Mais nos deux âmes sont pareilles… nos deux âmes se ressemblent…

Nos deux âmes!… Est-ce que c’est possible?

Ces sensations que j’éprouve sont si nouvelles, si impérieuses, si fortement tenaces, qu’elles ne me laissent pas une minute de répit… et que je reste toujours sous l’influence de leur engourdissante fascination… En vain, je cherche à m’occuper l’esprit par d’autres pensées… J’essaie de lire, de marcher dans le jardin, quand mes maîtres sont sortis, de travailler avec acharnement dans la lingerie à mes raccommodages, quand ils sont là… Impossible!… C’est Joseph qui possède toutes mes pensées… Et, non seulement, il les possède dans le présent, mais il les possède aussi dans le passé… Joseph s’interpose tellement entre tout mon passé et moi, que je ne vois pour ainsi dire que lui… et que ce passé, avec toutes ses figures vilaines ou charmantes, se recule de plus en plus, se décolore, s’efface… Cléophas Biscouille, M. Jean… M. Xavier… William, dont je n’ai pas encore parlé… M. Georges lui-même, dont je me croyais l’âme marquée à jamais, comme est marquée par le fer rouge l’épaule des forçats… et tous ceux-là, à qui volontairement, joyeusement, passionnément, j’ai donné un peu ou beaucoup de moi-même… de ma chair vibrante et de mon cœur douloureux… des ombres, déjà!… Des ombres indécises et falotes qui s’enfoncent, souvenirs à peine, et bientôt rêves confus… réalités intangibles, oublis… fumées… rien… dans le néant!… Quelquefois, à la cuisine, après le dîner, en regardant Joseph et sa bouche de crime, et ses yeux de crime, et ses lourdes pommettes, et son crâne bas, raboteux, bosselé où la lumière de la lampe accumule les ombres dures, je me dis:

– Non… non… ce n’est pas possible… je suis sous le coup d’une folie… je ne veux pas… je ne peux pas aimer cet homme… Non, non!… ce n’est pas possible…

Et cela est possible, pourtant… et cela est vrai… Et il faut bien, enfin, que je me l’avoue à moi-même… que je me le crie à moi-même… J’aime Joseph!…

Ah! je comprends maintenant pourquoi il ne faut jamais se moquer de l’amour… pourquoi il y a des femmes qui se ruent, avec toute l’inconscience du meurtre, avec toute la force invincible de la nature, aux baisers des brutes, aux étreintes des monstres, et qui râlent de volupté sur des faces ricanantes de démons et de boucs…

Joseph a obtenu de Madame six jours de congé, et demain, sous prétexte d’affaires de famille, il va partir pour Cherbourg… C’est décidé; il achètera le petit café… Seulement, pendant quelques mois, il ne l’exploitera pas lui-même. Il a quelqu’un là-bas, un ami sûr, qui s’en charge…

– Comprenez? me dit-il… Il faut d’abord le repeindre… le remettre à neuf… qu’il soit très beau, avec sa nouvelle enseigne, en lettres dorées: «À l’Armée Française!»… Et puis, je ne peux pas quitter ma place, encore… Ça, je ne peux pas…

– Pourquoi ça, Joseph?…

– Parce que ça ne se peut pas, maintenant…

– Mais, quand partirez-vous, pour tout à fait?…

Joseph se gratte la nuque, glisse vers moi un regard sournois… et il dit:

– Ça… je n’en sais rien… Peut-être pas avant six mois d’ici… peut-être plus tôt… peut-être plus tard aussi… On ne peut pas savoir… Ça dépend…

Je sens qu’il ne veut pas parler… Néanmoins, j’insiste:

– Ça dépend de quoi?…

Il hésite à me répondre, puis sur un ton mystérieux et, en même temps un peu excité:

– D’une affaire… fait-il… d’une affaire très importante…

– Mais quelle affaire?…

– D’une affaire… voilà!

Cela est prononcé d’une voix brusque, d’une voix où il y a, non pas de la colère… mais de l’énervement. Il refuse de s’expliquer davantage…

Il ne me parle pas de moi… Cela m’étonne et me cause un désappointement pénible… Aurait-il changé d’idée?… Mes curiosités, mes hésitations l’auraient-elles lassé?… Il est bien naturel, cependant, que je m’intéresse à un événement, dont je dois partager le succès ou le désastre… Est-ce que les soupçons que je n’ai pu cacher, du viol, par lui, de la petite Claire, n’auraient point amené, à la réflexion, une rupture entre Joseph et moi?… Au serrement de cœur que j’éprouve, je sens que ma résolution – différée par coquetterie, par taquinerie – était bien prise, pourtant… Être libre… trôner dans un comptoir, commander aux autres, se savoir regardée, désirée, adorée par tant d’hommes!… Et cela ne serait plus?… Et ce rêve m’échapperait, comme tous les autres rêves?… Je ne veux pas avoir l’air de me jeter à la tête de Joseph… mais je veux savoir ce qu’il a dans l’esprit… Je prends une physionomie triste… et je soupire:

– Quand vous serez parti, Joseph, la maison ne sera plus tenable pour moi… J’étais si bien habituée à vous maintenant… à nos causeries…

– Ah dame!…

– Moi aussi, je partirai.

Joseph ne dit rien… Il va, vient, dans la sellerie… le front soucieux… l’esprit préoccupé… les mains tournant un peu nerveusement, dans la poche de son tablier bleu, un sécateur… L’expression de sa figure est mauvaise… Je répète, en le regardant aller et venir…

– Oui, je partirai… Je retournerai à Paris…

Il n’a pas un mot de protestation… pas un cri… pas un regard suppliant vers moi… Il remet un morceau de bois dans le poêle qui s’éteint… puis, il recommence de marcher silencieusement dans la petite pièce… Pourquoi est-il ainsi?… Il accepte donc cette séparation?… Il la veut donc?… Cette confiance en moi, cet amour pour moi qu’il avait, il les a donc perdus?… Ou, simplement, redoute-t-il mes imprudences, mes éternelles questions?… Je lui demande, un peu tremblante:

– Est-ce que cela ne vous fera pas de la peine, à vous aussi, Joseph… de ne plus nous voir?…

Sans s’arrêter de marcher, sans me regarder même de ce regard oblique et de coin qu’il a souvent:

– Bien sûr… dit-il… Qu’est-ce que vous voulez?… On ne peut pas obliger les gens à faire ce qu’ils refusent de faire… Ça plaît, ou ça ne plaît pas…

– Qu’est-ce que j’ai refusé de faire, Joseph?…

– Et puis, vous avez toujours de mauvaises idées sur moi… continue-t-il, sans répondre à ma question.

– Moi?… Pourquoi me dites-vous cela?…

– Parce que…

– Non, non, Joseph… c’est vous qui ne m’aimez plus… c’est vous qui avez autre chose dans la tête, maintenant… Je n’ai rien refusé, moi… j’ai réfléchi, voilà tout… C’est assez naturel, voyons… On ne s’engage pas pour la vie, sans réfléchir… Vous devriez me savoir gré, au contraire, de mes hésitations… Elles prouvent que je ne suis pas une évaporée… que je suis une femme sérieuse…

– Vous êtes une bonne femme, Célestine… une femme d’ordre…

– Eh bien, alors?…

Joseph s’arrête enfin de marcher et, fixant sur moi des yeux profonds… et encore méfiants… et pourtant plus tendres:

– Ça n’est pas ça, Célestine… dit-il lentement… ne s’agit pas de ça… Je ne vous empêche pas de réfléchir, moi… Parbleu!… réfléchissez… Nous avons le temps… et j’en recauserons, à mon retour… Mais ce que je n’aime pas, voyez-vous… c’est qu’on soit trop curieuse… Il y a des choses qui ne regardent pas les femmes… il y a des choses…