Pendant ce temps, le jardinier-cocher s’emplissait la bouche de gros morceaux de lard, et me regardait en dessous. Je ne saurais dire pourquoi, cet homme a un regard gênant… et son silence me trouble. Bien qu’il ne soit plus jeune, je suis étonnée de la souplesse, de l’élasticité de ses mouvements;… ses reins ont des ondulations de reptile… J’en arrive à le détailler davantage… Ses durs cheveux grisonnants, son front bas, ses yeux obliques, ses pommettes proéminentes, sa large et forte mâchoire, et ce menton long, charnu, relevé, tout cela lui donne un caractère étrange que je ne puis définir… Est-il godiche?… Est-il canaille?… Je n’en sais rien. Pourtant, il est curieux que cet homme me retienne de la sorte… À la longue, cette obsession s’atténue et s’efface. Et je me rends compte que c’est là encore un des mille et mille tours de mon imagination excessive, grossissante et romanesque, qui me fait voir les choses et les gens en trop beau ou en trop laid, et qui, de ce misérable Joseph, veut à toute force créer quelqu’un de supérieur au rustre stupide, au lourd paysan qu’il est réellement.
Vers la fin du dîner, Joseph, sans toujours dire un mot, a tiré de la poche de son tablier la Libre Parole, qu’il s’est mis à lire avec attention, et Marianne, qui avait bu deux pleines carafes de cidre, s’est amollie, est devenue plus aimable. Vautrée sur sa chaise, ses manches retroussées et découvrant le bras nu, son bonnet un peu de travers sur des cheveux dépeignés, elle m’a demandé d’où j’étais, où j’avais été, si j’avais fait de bonnes places, si j’étais contre les Juifs?… Et nous avons causé, quelque temps, presque amicalement… À mon tour, j’ai demandé des renseignements sur la maison, s’il venait souvent du monde et quel genre de monde, si Monsieur faisait attention aux femmes de chambre, si Madame avait un amant?…
Ah! non, il fallait voir sa tête et celle de Joseph que mes questions interrompaient, par à-coups, dans sa lecture… Ce qu’ils étaient scandalisés et ridicules!… On n’a pas idée de ce qu’ils sont en retard, en province… Ça ne sait rien… ça ne voit rien… ça ne comprend rien… ça s’esbrouffe de la chose la plus naturelle… Et, cependant, lui, avec son air pataud et respectable, elle, avec ses manières vertueuses et débraillées, on ne m’ôtera pas de l’esprit qu’ils couchent ensemble… Ah! non!… Il faut être vraiment privée pour se payer un type comme ça…
– On voit bien que vous venez de Paris, de je ne sais d’où?… m’a reproché aigrement la cuisinière.
À quoi Joseph, dodelinant de la tête, a brièvement ajouté:
– Pour sûr!…
Il s’est remis à lire la Libre Parole… Marianne s’est levée pesamment et a retiré la marmite du feu… Nous n’avons plus causé…
Alors, j’ai pensé à ma dernière place, à monsieur Jean, le valet de chambre, si distingué avec ses favoris noirs et sa peau blanche soignée comme une peau de femme. Ah! il était si beau garçon, monsieur Jean, si gai, si gentil, si délicat, si adroit, lorsque, le soir, il nous lisait Fin de siècle, qu’il nous racontait des histoires polissonnes et touchantes, qu’il nous mettait au courant des lettres de Monsieur… Il y a du changement, aujourd’hui… Comment cela est-il possible que j’en sois arrivée à m’échouer ici, parmi de telles gens, et loin de tout ce que j’aime?
J’ai presque envie de pleurer.
Et j’écris ces lignes dans ma chambre, une sale petite chambre, sous les combles, ouverte à tous les vents, aux froids de l’hiver, aux brûlantes chaleurs de l’été. Pas d’autres meubles qu’un méchant lit de fer et qu’une méchante armoire de bois blanc, qui ne ferme point et où je n’ai pas la place de ranger mes affaires… Pas d’autre lumière qu’une chandelle qui fume et coule dans un chandelier de cuivre… Ça fait pitié!… Si je veux continuer à écrire ce journal, ou seulement lire les romans que j’ai apportés et me tirer les cartes, il faudra que je m’achète de mon propre argent, des bougies… car, pour ce qui est des bougies de Madame… la peau!… comme disait monsieur Jean… Elles sont sous clé.
Demain, je tâcherai de m’arranger un peu… Au-dessus de mon lit, je clouerai mon petit crucifix de cuivre doré, et je mettrai sur la cheminée ma bonne vierge de porcelaine peinte, avec mes petites boîtes, mes petits bibelots et les photographies de monsieur Jean, de façon à introduire dans ce galetas un rayon d’intimité et de joie.
La chambre de Marianne est voisine de la mienne. Une mince cloison la sépare et l’on entend tout ce qui s’y fait… J’ai pensé que Joseph, qui couche dans les communs, viendrait peut-être chez Marianne… Mais non… Marianne a longtemps tourné dans la chambre… Elle a toussé, craché, traîné des chaises, remué un tas de choses… Maintenant elle ronfle… C’est sans doute dans la journée qu’ils font ça!…
Un chien aboie, très loin, dans la campagne… Il est près de deux heures, et ma lumière va s’éteindre… Moi aussi, je vais être obligée de me coucher… Mais je sens que je ne pourrai pas dormir…
Ah! ce que je vais me faire vieille, dans cette baraque!… Non, là, vrai!
II
15 septembre.
Je n’ai pas encore écrit une seule fois le nom de mes maîtres. Ils s’appellent d’un nom ridicule et comique: Lanlaire… Monsieur et madame Lanlaire… Monsieur et madame va-t’faire Lanlaire!… Vous voyez d’ici toutes les bonnes plaisanteries qu’un tel nom comporte et qu’il doit forcément susciter. Quant à leurs prénoms, ils sont peut-être plus ridicules que leur nom et, si j’ose dire, ils le complètent. Celui de Monsieur est Isidore; Euphrasie, celui de Madame… Euphrasie!… Je vous demande un peu.
La mercière, chez qui je suis allée tantôt pour un rassortiment de soie, m’a donné des renseignements sur la maison. Ça n’est pas du joli. Mais, pour être juste, je dois dire que je n’ai jamais rencontré une femme si rosse et si bavarde… Si ceux qui fournissent mes maîtres en parlent ainsi, comment doivent en parler ceux qui ne les fournissent pas?… Ah! ils ont de bonnes langues, en province!… Mazette!
Le père de Monsieur était fabricant de draps et banquier à Louviers. Il fit une faillite frauduleuse qui vida toutes les petites bourses de la région, et il fut condamné à dix ans de réclusion, ce qui, en comparaison des faux, abus de confiance, vols, crimes de toute sorte qu’il avait commis, fut jugé très doux. Durant qu’il accomplissait sa peine à Gaillon, il mourut. Mais il avait eu soin de mettre de côté et en sûreté, paraît-il, quatre cent cinquante mille francs, lesquels, habilement soustraits aux créanciers ruinés, constituent toute la fortune personnelle de Monsieur… Et allez donc!… Ça n’est pas plus malin que ça, d’être riche.
Le père de Madame, lui, c’est bien pire, quoiqu’il n’ait point été condamné à de la prison et qu’il ait quitté cette vie, respecté de tous les honnêtes gens. Il était marchand d’hommes. La mercière m’a expliqué que, sous Napoléon III, tout le monde n’étant pas soldat comme aujourd’hui, les jeunes gens riches «tombés au sort» avaient le droit de «se racheter du service». Ils s’adressaient à une agence ou à un monsieur qui, moyennant une prime variant de mille à deux mille francs, selon les risques du moment, leur trouvait un pauvre diable, lequel consentait à les remplacer au régiment pendant sept années et, en cas de guerre, à mourir pour eux. Ainsi, on faisait, en France, la traite des blancs, comme en Afrique, la traite des noirs?… Il y avait des marchés d’hommes, comme des marchés de bestiaux pour une plus horrible boucherie? Cela ne m’étonne pas trop… Est-ce qu’il n’y en a plus aujourd’hui? Et que sont donc les bureaux de placement et les maisons publiques, sinon des foires d’esclaves, des étals de viande humaine?