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Ah! combien elle allait le choyer, le servir, l’adorer, ce joli prince blond, aux longs cils, aux mains fines, arrivé par miracle vingt mois auparavant à Valenciennes, accompagnant une mère en exil qui venait quérir aide et refuge! Leurs parents les avaient envoyés jouer dans le verger, avec les autres enfants; il s’était épris d’elle, et elle de lui. À présent il était roi et ne l’avait pas oubliée. Avec quel bonheur elle lui vouait sa vie! Elle craignait seulement de n’être pas assez belle pour lui plaire toujours, ni assez instruite pour le pouvoir bien seconder.

— Offrez, Madame, votre main droite, lui dit l’archevêque-primat.

Aussitôt, Philippa tendit hors de la manche de velours une petite main potelée, et la présenta fermement, paume en avant et doigts ouverts.

Édouard eut un regard émerveillé pour cette étoile rose qui se donnait à lui.

L’archevêque prit, sur un plateau tenu par un second prélat, l’anneau d’or plat, incrusté de rubis, qu’il venait de bénir, et le remit au roi. L’anneau était mouillé, comme tout ce qu’on touchait dans cette brume. Puis l’archevêque, doucement, rapprocha les mains des époux.

— Au nom du Père, prononça Édouard en posant l’anneau, sans l’engager, sur l’extrémité du pouce de Philippa. Au nom du Fils… du Saint-Esprit… dit-il en répétant le geste sur l’index, puis sur le médius.

Enfin il glissa la bague au quatrième doigt en disant:

— Amen!

Elle était sa femme.

Comme toute mère qui marie son fils, la reine Isabelle avait les larmes aux yeux. Elle s’efforçait de prier Dieu d’accorder à son enfant toutes les félicités, mais pensait surtout à elle-même, et souffrait. Les jours écoulés l’avaient amenée à ce point où elle cessait d’être la première dans le cœur de son fils et dans sa maison. Non, certes, qu’elle eût, ni pour l’autorité sur la cour, ni pour la comparaison de beauté, grand-chose à redouter de cette petite pyramide de velours et de broderies que le destin lui allouait comme belle-fille.

Droite, mince et dorée, avec ses belles tresses relevées de chaque côté du visage clair, Isabelle à trente-six ans en paraissait à peine trente. Son miroir longuement consulté le matin même, tandis qu’elle coiffait sa couronne pour la cérémonie, l’avait rassurée. Et pourtant, à partir de ce jour, elle cessait d’être la reine tout court pour devenir la reine-mère. Comment cela s’était-il fait si vite? Comment vingt ans de vie, et traversés de tant d’orages, s’étaient-ils dissous de la sorte?

Elle pensait à son propre mariage, il y avait tout juste vingt ans, une fin de janvier comme aujourd’hui, et dans la brume également, à Boulogne en France. Elle aussi s’était mariée en croyant au bonheur, elle aussi avait prononcé ses vœux d’épousailles du plus profond de son cœur. Savait-elle alors à qui on l’unissait, pour satisfaire aux intérêts des royaumes? Savait-elle qu’en paiement de l’amour et du dévouement qu’elle apportait, elle ne recevrait qu’humiliations, haine et mépris, qu’elle se verrait supplantée dans la couche de son époux non pas même par des maîtresses mais par des hommes avides et scandaleux, que sa dot serait pillée, ses biens confisqués, qu’elle devrait fuir en exil pour sauver sa vie menacée et lever une armée pour abattre celui-là même qui lui avait glissé au doigt l’anneau nuptial?

Ah! la jeune Philippa avait bien de la chance, elle qui était non seulement épousée mais aimée!

Seules les premières unions peuvent être pleinement pures et pleinement heureuses. Rien ne les remplace, si elles sont manquées. Les secondes amours n’atteignent jamais à cette perfection limpide; même solides jusqu’à ressembler au roc, il court dans leur marbre des veines d’une autre couleur qui sont comme le sang séché du passé.

La reine Isabelle tourna les yeux vers Roger Mortimer, baron de Wigmore, son amant, l’homme qui, grâce à elle autant qu’à lui-même, gouvernait en maître l’Angleterre au nom du jeune roi. Sourcils joints, les traits sévères, les bras croisés sur son manteau somptueux, il la regardait, dans la même seconde, sans bonté.

«Il devine ce que je pense, se dit-elle. Mais quel homme est-il donc pour donner l’impression qu’on commet une faute dès qu’on cesse un moment de ne songer qu’à lui?»

Elle connaissait son caractère ombrageux, et lui sourit pour l’apaiser. Que voulait-il de plus que ce qu’il possédait? Ils vivaient comme s’ils eussent été époux et femme, bien qu’elle fût reine, bien qu’il fût marié, et le royaume assistait à leurs publiques amours. Elle avait agi de sorte qu’il eût le contrôle entier du pouvoir. Mortimer nommait ses créatures à tous les emplois; il s’était fait donner tous les fiefs des anciens favoris d’Édouard II et le Conseil de régence ne faisait qu’entériner ses volontés. Mortimer avait même obtenu qu’elle consentît à l’exécution de son conjoint déchu. Elle savait qu’à cause de lui certains à présent l’appelaient la Louve de France! Pouvait-il empêcher qu’elle pensât, un jour de noces, à son époux assassiné, surtout lorsque l’exécuteur était là, en la personne de John Maltravers, promu récemment sénéchal d’Angleterre, et dont la longue face sinistre apparaissait parmi celles des premiers seigneurs, comme pour rappeler le crime?

Isabelle n’était pas la seule que cette présence indisposât. John Maltravers, gendre de Mortimer, avait été le gardien du roi déchu; sa soudaine élévation à la charge de sénéchal dénonçait trop clairement les services dont on l’avait ainsi payé. Officiellement, Édouard II était décédé par trépas naturel. Mais qui donc, à la cour, acceptait cette fable?

Le comte de Kent, le demi-frère du mort, se pencha vers son cousin Henry Tors-Col et lui chuchota:

— Il semble que le régicide, à présent, donne droit de se pousser au rang de la famille.

Edmond de Kent grelottait. Il trouvait la cérémonie trop longue, le rituel d’York trop compliqué. Pourquoi n’avoir pas célébré le mariage dans la chapelle de la tour de Londres, ou de quelque château royal, au lieu d’en faire une occasion de kermesse populaire? La foule lui causait un malaise. Et la vue de Maltravers, de surcroît… N’était-il pas indécent que l’homme qui avait expédié le père fût présent, en si belle place, aux noces du fils?

Tors-Col, la tête couchée sur l’épaule droite, infirmité à laquelle il devait son surnom, murmura:

— C’est par le péché qu’on entre le plus aisément dans notre maison. Notre ami, le premier, nous en offre la preuve.

Ce «notre ami» désignait Mortimer envers qui les sentiments des Anglais étaient bien changés depuis qu’il avait débarqué, dix-huit mois plus tôt, commandant l’armée de la reine et accueilli en libérateur.

«Après tout, la main qui obéit n’est pas plus laide que la tête qui commande, pensait Tors-Col. Et Mortimer est plus coupable assurément, et Isabelle avec lui, que Maltravers. Mais nous sommes tous un peu coupables; nous avons tous pesé sur le fer lorsque nous avons destitué Édouard II. Cela ne pouvait finir autrement.»

Cependant l’archevêque présentait au jeune roi trois pièces d’or frappées sur leur face aux armes d’Angleterre et de Hainaut, et chargées au revers d’un semis de roses, les fleurs emblématiques du bonheur conjugal. Ces pièces étaient les deniers pour épouser, symbole du douaire en revenus, terres et châteaux que le marié constituait à sa femme. Les donations avaient été bien écrites et précisées, ce qui rassurait un peu messire Jean de Hainaut, l’oncle, auquel on devait toujours quinze mille livres pour la solde de ses chevaliers pendant la campagne d’Ecosse.