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— Prosternez-vous, Madame, aux pieds de votre époux, pour recevoir les deniers, dit l’archevêque à la mariée.

Tous les habitants d’York attendaient cet instant, curieux de savoir si leur rituel local serait respecté jusqu’au bout, si ce qui valait pour toute sujette valait aussi pour une reine.

Or nul n’avait prévu que Madame Philippa, non seulement s’agenouillerait, mais encore, dans un élan d’amour et de gratitude, enserrerait à deux bras les jambes de son époux, et baiserait les genoux de celui qui la faisait reine. Elle était donc, cette ronde Flamande, capable d’inventer sous l’impulsion du cœur.

La foule lui adressa une immense ovation.

— Je crois qu’ils seront bien heureux, dit Tors-Col à Jean de Hainaut.

— Le peuple va l’aimer, dit Isabelle à Mortimer qui venait de s’approcher d’elle.

La reine mère ressentait comme une blessure; cette ovation n’était pas pour elle. «C’est Philippa la reine à présent, pensait-elle. Mon temps ici est achevé. Oui, mais maintenant, peut-être, je vais avoir la France…»

Car un chevaucheur à la fleur de lis, une semaine plus tôt, avait galopé jusqu’à York pour lui apprendre que son dernier frère, le roi Charles IV de France, se mourait.

II

TRAVAUX POUR UNE COURONNE

Le roi Charles IV avait dû s’aliter le jour de Noël. À l’Épiphanie, les mires et physiciens, déjà, le déclaraient perdu. La cause de cette fièvre qui le consumait, de cette toux déchirante qui secouait sa poitrine amaigrie, de ces crachats sanglants? Les mires levaient les épaules d’un geste d’impuissance. La malédiction, voyons! la malédiction qui accablait la descendance de Philippe le Bel. Les remèdes sont inopérants contre une malédiction. Et la cour et le peuple partageaient cette certitude.

Louis Hutin était mort à vingt-sept ans, par manœuvre criminelle. Philippe le Long était trépassé à vingt-neuf ans, d’avoir bu en Poitou l’eau de puits empoisonnés. Charles IV avait résisté jusqu’à trente-trois ans; il atteignait la limite. Il est bien connu que les maudits ne peuvent pas dépasser l’âge du Christ!

— À nous, mon frère, de nous saisir à présent du gouvernement du royaume, et de le tenir de main ferme, avait dit le comte de Beaumont, Robert d’Artois, à son cousin et beau-frère Philippe de Valois. Et cette fois, avait-il ajouté, nous ne nous laisserons pas gagner à la course par ma tante Mahaut. D’ailleurs elle n’a plus de gendre à pousser.

Ces deux-là se montraient en belle santé. Robert d’Artois, à quarante et un ans, était toujours le même colosse qui devait se baisser pour franchir les portes et pouvait terrasser un bœuf en le prenant par les cornes. Maître en procédure, en chicane, en intrigues, il avait assez prouvé depuis vingt ans son savoir-faire, et par les soulèvements d’Artois, et dans le déclenchement de la guerre de Guyenne, et en bien d’autres occasions. La découverte du scandale de la tour de Nesle était un peu le fruit de ses œuvres. Si la reine Isabelle et son amant Lord Mortimer avaient pu réunir une armée en Hainaut, soulever l’Angleterre et renverser Édouard II, c’était en partie grâce à lui. Et il ne se sentait pas gêné d’avoir sur les mains le sang de Marguerite de Bourgogne. Au Conseil du faible Charles IV, sa voix, dans les récentes années, s’élevait plus fermement que celle du souverain.

Philippe de Valois, de six ans son cadet, ne possédait pas tant de génie. Mais haut et fort, la poitrine large, la démarche noble, et faisant presque figure de géant quand Robert n’était pas à côté de lui, il avait une belle prestance de chevalier qui prévenait en sa faveur. Et surtout il bénéficiait du souvenir laissé par son père, le fameux Charles de Valois, le prince le plus turbulent, le plus aventureux de son temps, coureur de trônes fantômes et de croisades manquées, mais grand homme de guerre, et dont il s’efforçait de copier la prodigalité et la magnificence.

Si Philippe de Valois jusqu’à ce jour n’avait pas encore étonné l’Europe par ses talents, on lui accordait toutefois confiance. Il brillait en tournois, qui étaient sa passion; l’ardeur qu’il y déployait n’était pas chose négligeable.

— Philippe, tu seras régent, je m’y engage, disait Robert d’Artois. Régent, et peut-être roi, si Dieu le veut… c’est-à-dire si dans deux mois la reine, ma nièce,[2] qui est déjà grosse jusqu’au menton, n’accouche pas d’un fils. Pauvre cousin Charles! Il ne verra pas cet enfant-là qu’il souhaitait tant. Et même si ce doit être un garçon, tu n’en exerceras pas moins la régence pour vingt ans. Or, en vingt ans…

Il prolongeait sa pensée d’un grand geste du bras qui en appelait à tous les hasards possibles, à la mortalité infantile, aux accidents de chasse, aux desseins impénétrables de la Providence.

— Et toi, loyal comme je te sais, continuait le géant, tu agiras pour qu’on me restitue enfin mon comté d’Artois que Mahaut la voleuse, l’empoisonneuse, détient injustement, ainsi que la pairie qui s’y rattache. Songe que je ne suis pas même pair! N’est-ce pas bouffon? J’en ai honte pour ta sœur qui est mon épouse.

Philippe avait abaissé par deux fois son grand nez charnu, et fermé les paupières d’un air entendu.

— Robert, je te rendrai bonne justice, si je suis mis en état de l’administrer. Tu peux compter sur mon soutien.

Les meilleures amitiés sont celles qui se fondent sur des intérêts communs et la construction d’un même avenir.

Robert d’Artois, auquel aucune tâche ne répugnait, se chargea d’aller à Vincennes faire entendre à Charles le Bel que ses jours étaient comptés et qu’il avait quelques dispositions à prendre, comme de convoquer les pairs de toute urgence, et de leur recommander Philippe de Valois pour assurer la régence. Et même, afin de mieux éclairer leur choix, pourquoi ne pas confier à Philippe, dès à présent, le gouvernement du royaume, en lui déléguant les pouvoirs?

— Nous sommes tous mortels, tous, mon bon cousin, disait Robert, éclatant de santé, et qui faisait trembler par son pas puissant le lit de l’agonisant.

Charles IV n’était guère en capacité de refuser, et trouvait même du soulagement à ce qu’on le délivrât de tout souci. Il ne songeait qu’à retenir sa vie qui lui fuyait entre les dents.

Philippe de Valois reçut donc la délégation royale et lança l’ordre de convocation des pairs.

Robert d’Artois, aussitôt, se mit en campagne. D’abord auprès de son neveu d’Évreux, garçon jeune encore, vingt et un ans, de gentille tournure, mais assez peu entreprenant. Il était marié à la fille de Marguerite de Bourgogne, Jeanne la Petite comme on continuait de l’appeler bien qu’elle eût à présent dix-sept ans, et qui avait été écartée de la succession de France à la mort du Hutin.

La loi salique, en fait, avait été inventée à son propos et afin de l’éliminer, ceci d’autant plus aisément que l’inconduite de sa mère jetait un doute sérieux sur sa légitimité. En compensation, et pour apaiser la maison de Bourgogne, on avait reconnu à Jeanne la Petite l’héritage de Navarre. Mais on s’était peu hâté de tenir cette promesse, et les deux derniers rois de France avaient gardé le titre de roi de Navarre.

L’occasion était belle, pour Philippe d’Évreux, s’il avait ressemblé tant soit peu à son oncle Robert d’Artois, d’ouvrir là-dessus une énorme chicane, de contester la loi successorale et de réclamer au nom de sa femme les deux couronnes.

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2

Après l’annulation de son mariage avec Blanche de Bourgogne (voir notre précédent volume: La Louve de France), Charles IV avait épousé successivement Marie de Luxembourg, morte en couches, puis Jeanne d’Évreux. Celle-ci, nièce de Philippe le Bel par son père Louis de France comte d’Évreux, était également nièce de Robert d’Artois par sa mère Marguerite d’Artois, sœur de Robert.