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Les moqueries, les reproches, les insultes que tout homme, même le plus dévoué, adresse parfois en pensée à celui qui le commande, le nain les proférait pour le compte de tous, comme par délégation.

Il existe deux sortes de nains: ceux à long nez, à face triste et à double bosse, et ceux à gros visage, nez court et torse de géant monté sur de minuscules membres noués. Le nain de Philippe de Valois, Jean le Fol, était de la seconde sorte. Sa tête arrivait juste à hauteur des tables. Il portait grelots au sommet de son bonnet et sur les épaules de ses robes de soie.

Ce fut lui qui vint dire un jour à Philippe, en tournoyant et en ricanant:

— Tu sais, mon Sire, comment le peuple te nomme? On t’appelle «le roi trouvé».

Car le Vendredi saint, 1er avril de l’an 1328, Madame Jeanne d’Évreux, veuve de Charles IV, avait fait ses couches. Rarement dans l’Histoire, sexe d’enfant fut observé avec plus d’attention à l’issue des flancs maternels. Et quand on vit que c’était une fille qui naissait, chacun reconnut bien que la volonté divine s’était exprimée et l’on en éprouva un grand soulagement.

Les barons n’avaient pas à revenir sur leur choix de la Chandeleur. Dans une assemblée immédiate, où seul le représentant de l’Angleterre fit entendre, par principe, une voix discordante, ils confirmèrent à Philippe l’octroi de la couronne.

Le peuple poussait un soupir. La malédiction du grand-maître Jacques de Molay paraissait épuisée. La branche aînée de la race capétienne s’achevait par trois bourgeons secs.

L’absence de garçon, en toute famille, fut toujours considérée comme un malheur ou un signe d’infériorité. À plus forte raison pour une maison royale. Cette incapacité des fils de Philippe le Bel à produire des descendants mâles semblait bien la manifestation d’un châtiment. L’arbre allait pouvoir repartir du pied.

De soudaines fièvres saisissent les peuples, dont il faudrait chercher la cause dans le déplacement des astres, tant elles échappent à toute autre explication: vagues d’hystérie cruelle, comme l’avaient été la croisade des pastoureaux et le massacre des lépreux, ou vagues d’euphorie délirante comme celle qui accompagna l’avènement de Philippe de Valois.

Le nouveau roi était de belle taille et possédait cette majesté musculaire nécessaire aux fondateurs de dynastie. Son premier enfant était un fils âgé déjà de neuf ans et qui paraissait robuste; il avait également une fille, et l’on savait, les cours ne font point mystère de ces choses, qu’il honorait presque chaque nuit sa boiteuse épouse avec un entrain que les années ne ralentissaient pas.

Doué d’une voix forte et sonore, il n’était pas un bafouilleur comme ses cousins Louis Hutin et Charles IV, ni un silencieux comme Philippe le Bel ou Philippe V. Qui pouvait s’opposer à lui, qui pouvait-on lui opposer? Qui songeait à écouter, dans cette liesse où roulait la France, la voix de quelques docteurs en droit payés par l’Angleterre pour formuler, sans conviction, des représentations?

Philippe VI arrivait au trône dans le consentement unanime.

Et pourtant il n’était qu’un roi de raccroc, un neveu, un cousin de roi comme il y en avait tant, un homme fortuné parmi son parentage; pas un roi désigné par Dieu à la naissance, pas un roi reçu; un roi «trouvé» le jour qu’on en manquait.

Ce mot inventé par la rue ne diminuait en rien la confiance et la joie; ce n’était qu’une de ces expressions d’ironie dont les foules aiment à nuancer leurs passions et qui leur donnent l’illusion de la familiarité avec le pouvoir. Jean le Fol, lorsqu’il répéta cette parole à Philippe, eut droit à une bourrade dont il exagéra la rudesse en se frottant les côtes et en poussant des cris aigus; il venait tout de même de prononcer le maître mot d’un destin.

Car Philippe de Valois, comme tout parvenu, voulut prouver qu’il était bien digne, par valeur naturelle, de la situation qui lui était échue, et répondre en tout à l’image qu’on peut se faire d’un roi.

Parce que le roi exerce souverainement la justice, il envoya pendre dans les trois semaines le trésorier du dernier règne, Pierre Rémy, dont on assurait qu’il avait beaucoup trafiqué du Trésor. Un ministre des Finances au gibet est chose toujours qui réjouit un peuple; les Français se félicitèrent; on avait un roi juste.

Le prince est, par devoir et fonction, défenseur de la foi. Philippe prit un édit qui renforçait les peines contre les blasphémateurs et accroissait le pouvoir de l’inquisition. Ainsi le haut et bas clergé, la petite noblesse et les bigotes de paroisse se trouvèrent rassurés: on avait un roi pieux.

Un souverain se doit de récompenser les services rendus. Or combien de services avaient été nécessaires à Philippe pour assurer son élection! Mais un roi doit veiller également à ne point se faire d’ennemis parmi ceux qui se sont montrés, sous ses prédécesseurs, bons serviteurs des intérêts publics. Aussi, tandis qu’étaient maintenus dans leurs charges presque tous les anciens dignitaires et officiers royaux, de nouvelles fonctions furent créées ou bien l’on doubla celles qui existaient afin de donner place aux soutiens du nouveau règne, et satisfaire à toutes les recommandations présentées par les grands électeurs. Et comme la maison de Valois avait déjà train royal, ce train se superposa à celui de l’ancienne dynastie, et ce fut une grande ruée aux emplois et aux bénéfices. On avait un roi généreux.

Un roi se doit encore d’apporter la prospérité à ses sujets. Philippe VI s’empressa de diminuer et même, dans certains cas, de supprimer les taxes que Philippe IV et Philippe V avaient mises sur le négoce, sur les marchés publics et sur les transactions des étrangers, taxes qui, de l’avis de ceux qui les acquittaient, entravaient les foires et le commerce.

Ah! le bon roi que voilà, qui faisait cesser les tracasseries des receveurs de Finances! Les Lombards, prêteurs habituels de son père et auxquels lui-même devait encore si gros, le bénissaient. Nul ne songeait que la fiscalité des anciens règnes produisait ses effets à long terme et que si la France était riche, si l’on y vivait mieux que nulle part au monde, si l’on y était vêtu de bon drap et souvent de fourrure, si l’on y voyait des bains et étuves jusque dans les hameaux, on le devait aux précédents Philippe qui avaient su assurer l’ordre dans le royaume, l’unité des monnaies, la sécurité du travail.

Un roi… un roi doit aussi être un sage, l’homme le plus sage parmi son peuple. Philippe commença de prendre un ton sentencieux pour énoncer, de cette belle voix qui était la sienne, de graves principes où l’on reconnaissait un peu la manière de son précepteur, l’archevêque Guillaume de Trye.

«Nous qui toujours voulons raison garder…», disait-il chaque fois qu’il ne savait quel parti prendre.

Et quand il avait fait fausse route, ce qui lui arrivait fréquemment, et se trouvait contraint d’interdire ce qu’il avait ordonné l’avant-veille, il déclarait avec autant d’assurance: «Raisonnable chose est de modifier son propos.»

«En toute chose, mieux vaut prévenir qu’être prévenu», énonçait encore pompeusement ce roi qui en vingt-deux ans de règne ne cesserait d’aller de surprise en surprise malheureuse!

Jamais monarque ne débita de plus haut autant de platitudes. On croyait qu’il réfléchissait; en vérité il ne pensait qu’à la sentence qu’il allait pouvoir formuler pour se donner l’air de réfléchir; mais sa tête était creuse comme une noix de la mauvaise saison.

Un roi, un vrai roi, n’oublions pas, se doit d’être brave, et preux, et fastueux! En vérité Philippe n’avait d’aptitude que pour les armes. Pas pour la guerre, mais bien pour les armes, les joutes, les tournois. Instructeur de jeunes chevaliers, il eût fait merveille à la cour d’un moindre baron. Souverain, son hôtel ressembla à quelque château des romans de la Table Ronde, qui étaient beaucoup lus à l’époque et dont il s’était fort farci l’imagination. Ce ne furent que tournois, fêtes, festins, chasses, divertissements, puis tournois encore avec débauche de plumes sur les heaumes, et chevaux plus parés que des femmes.