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«Ce fut justement cet oncle, nous dit Henri Heine, qui exerça une grande influence sur la culture de mon esprit, et auquel, sur ce point, je suis infiniment redevable. Si différente que fût notre manière de voir, ses aspirations littéraires, pitoyables d'ailleurs, contribuèrent peut-être à éveiller en moi le désir d'écrire.» La figure du vieux Geldem m'en rappelle une autre qui, n'existant, celle-là, que par mes propres souvenirs, semblera pâle et sans charme. À la vérité, je n'en saurai jamais faire un de ces portraits à la fois fantastiques et vrais dont Rembrandt et Heine eurent le secret. C'est dommage! l'original méritait un savant peintre.

Oui, j'eus aussi mon Simon de Geldem pour m'inspirer dès l'enfance l'amour des choses de l'esprit et la folie d'écrire. Il se nommait Le Beau; c'est peut-être à lui que je dois de barbouiller, depuis quinze ans, du papier avec mes rêves. Je ne sais si je peux l'en remercier. Du moins, il n'inspira à son élève qu'une manie innocente comme la sienne.

Sa manie était de faire des catalogues. Il cataloguait, cataloguait. Je l'admirais, et, à dix ans, je trouvais plus beau de faire des catalogues que de gagner des batailles. Je me suis, depuis, un peu gâté le jugement; mais, au fond, je n'ai pas changé d'avis autant qu'on pourrait croire. Le père Le Beau, comme on l'appelait, me semble encore digne de louanges et d'envie, et, si parfois il m'arrive de sourire en pensant à ce vieil ami, ma gaieté est tout affectueuse et tout attendrie.

Le père Le Beau était fort vieux quand j'étais fort jeune; ce qui nous permit de nous entendre très bien ensemble.

Tout en lui m'inspirait une curiosité confiante. Ses lunettes chaussées au bout du nez qu'il avait gros et rond, son visage rose et plein, ses gilets à fleurs, sa grande douillette dont les poches béantes regorgeaient de bouquins, sa personne entière vous avait une bonhomie relevée par un grain de folie. Il se coiffait d'un chapeau bas à grands bords autour desquels ses cheveux blancs s'enroulaient comme le chèvrefeuille aux balustrades des terrasses. Tout ce qu'il disait était simple, court, varié, en images, ainsi qu'un conte d'enfant. Il était naturellement puéril, et m'amusait sans s'efforcer en rien. Grand ami de mes parents et voyant en moi un petit garçon intelligent et tranquille, il m'encourageait à l'aller voir dans sa maison, où il n'était guère visité que par les rats.

C'était une vieille maison, bâtie de côté sur une rue étroite et monstrueuse qui mène au Jardin des plantes, et où je pense qu'alors tous les fabricants de bouchons et tous les tonneliers de Paris étaient réunis. On y sentait une odeur de bouc et de futailles que je n'oublierai de ma vie.

On traversait, conduit par Nanon, la vieille servante, un petit jardin de curé; on montait le perron et l'on entrait dans le logis le plus extraordinaire. Des momies rangées tout le long de l'antichambre vous faisaient accueil; une d'elles était renfermée dans sa gaine dorée, d'autres n'avaient plus que des linges noircis autour de leurs corps desséchés; une enfin, dégagée de ses bandelettes, regardait avec des yeux d'émail et montrait ses dents blanches.

L'escalier n'était pas moins effrayant: des chaînes, des carcans, des clefs de prison plus grosses que le bras pendaient aux murs.

Le père Le Beau était de force à mettre, comme Bouvard, un vieux gibet dans sa collection. Il possédait du moins l'échelle de Latude et une douzaine de belles poires d'angoisse. Les quatre pièces de son logis ne différaient point les unes des autres; des livres y montaient jusqu'au plafond et couvraient les planches pêle-mêle avec des cartes, des médailles, des armures, des drapeaux, des toiles enfumées et des morceaux mutilés de vieille sculpture en bois ou en pierre. Il y avait là, sur une table boiteuse et sur un coffre vermoulu, des montagnes de faïences peintes.

Tout ce qui peut se pendre pendait du plafond dans des attitudes lamentables. En ce musée chaotique, les objets se confondaient sous une même poussière, et ne semblaient tenir que par les innombrables fils dont les araignées les enveloppaient.

Le père Le Beau, qui entendait à sa façon la conservation des œuvres d'art, défendait à Nanon de balayer les planchers. Le plus curieux, c'est que tout dans ce fouillis avait une figure ou triste ou moqueuse et vous regardait méchamment. J'y voyais un peuple enchanté de malins esprits.

Le père Le Beau se tenait d'ordinaire dans sa chambre à coucher, qui était aussi encombrée que les autres, mais non point aussi poudreuse; car la vieille servante avait, par exception, licence d'y promener le plumeau et le balai. Une longue table couverte de petits morceaux de carton en occupait la moitié.

Mon vieil ami, en robe de chambre à ramages et coiffé d'un bonnet de nuit, travaillait devant cette table avec toute la joie d'un cœur simple. Il cataloguait. Et moi, les yeux grands ouverts, retenant mon souffle, je l'admirais. Il cataloguait surtout les livres et les médailles. Il s'aidait d'une loupe et couvrait ses fiches d'une petite écriture régulière et serrée. Je n'imaginais pas qu'on pût se livrer à une occupation plus belle. Je me trompais. Il se trouva un imprimeur pour imprimer le catalogue du père Le Beau, et je vis alors mon ami corriger les épreuves. Il mettait des signes mystérieux en marge des placards. Pour le coup, je compris que c'était la plus belle occupation du monde et je demeurai stupide d'admiration.

Peu à peu, l'audace me vint et je me promis d'avoir aussi un jour des épreuves à corriger. Ce vœu n'a point été exaucé. Je le regrette médiocrement, ayant reconnu, dans le commerce d'un homme de lettres de mes amis, qu'on se lasse de tout, même de corriger des épreuves. Il n'en est pas moins vrai que mon vieil ami détermina ma vocation.

Par le spectacle peu commun de son ameublement, il accoutuma mon esprit d'enfant aux formes anciennes et rares, le tourna vers le passé et lui donna des curiosités ingénieuses; par l'exemple d'un labeur intellectuel régulièrement accompli sans peine et sans inquiétude, il me donna dès l'enfance l'envie de travailler à m'instruire. C'est grâce à lui enfin que je suis devenu en mon particulier grand liseur, zélé glossateur de textes anciens et que je griffonne des mémoires qui ne seront point imprimés.

J'avais douze ans, quand mourut doucement ce vieillard aimable et singulier. Son catalogue, comme vous pensez bien, restait en placards; il ne fut point publié. Manon vendit aux brocanteurs les momies et le reste, et ces souvenirs sont vieux maintenant de plus d'un quart de siècle.

La semaine dernière, je vis exposée à l'hôtel Drouot une de ces petites Bastilles que le patriote Palloy taillait, en 1789, dans des pierres de la forteresse détruite et qu'il offrait, moyennant salaire, aux municipalités et aux citoyens. La pièce était peu rare et de maniement incommode. Je l'examinai pourtant avec une curiosité instinctive, et j'éprouvai quelque émotion en lisant, à la base d'une des tours, cette mention à demi effacée: Du cabinet de M. Le Beau.