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La bande de pourpre qui barrait le couchant a pâli et l'horizon s'est teint d'une lueur orangée, au-dessus de laquelle le ciel est d'un vert très pâle, voici la première étoile; elle est toute blanche et elle tremble… Mais j'en découvre une autre et une autre encore, et tout à l'heure on ne pourra plus les compter. Les arbres du parc sont noirs et semblent agrandis. Ce petit chemin, qui descend là-bas entre des haies d'épines et dont je connais tous les cailloux, me paraît, à l'heure qu'il est, profond, aventureux et mystérieux, et je m'imagine, malgré moi, qu'il mène dans des contrées semblables à celles qu'on voit dans les rêves. La belle nuit! et comme il est bon de respirer! Je vous écoute, mon cousin; parlez-nous des contes de fées, puisque vous avez tant de choses curieuses à nous en dire. Mais, de grâce, ne me les gâtez pas. Je vous préviens que je les adore. C'est à ce point que j'en veux un petit peu à ma fille, qui me demande si les ogres et les fées, «c'est vrai».

Raymond

C'est un enfant du siècle. Le doute lui pousse avant les dents de sagesse. Je ne suis pas de l'école de cette philosophe en jupe courte, et je crois aux fées. Les fées existent, cousine, puisque les hommes les ont faites. Tout ce qu on imagine est réeclass="underline" il n'y a même que cela qui soit réel. Si un vieux moine venait me dire: «J'ai vu le Diable; il a une queue et des cornes», je répondrais à ce vieux moine:

«Mon père, en admettant que, par hasard, le Diable n'existât pas, vous l'avez créé; maintenant, à coup sûr, il existe.

Gardez-vous-en!» Cousine, croyez aux fées, aux ogres et au reste.

Laure

Parlons des fées, et laissons le reste. vous nous disiez tantôt que des savants s'occupent de nos contes bleus. Je vous le répète, j'ai une peur affreuse qu'ils ne me les gâtent.

Tirer le petit Chaperon rouge de la «nursery» pour le mener à l'Institut! Imagine-t-on cela!

Octave

Je croyais les savants d'aujourd'hui plus dédaigneux; mais je vois que vous êtes bons princes et que vous ne méprisez pas des récits parfaitement absurdes et d'une extrême puérilité.

Laure

Les contes de fées sont absurdes et puérils, cela est sûr.

Mais j'ai bien de la peine à en convenir, tant je les trouve jolis.

Raymond

Convenez-en, cousine, convenez-en sans crainte. L'Iliade est enfantine aussi, et c'est le plus beau poème qu'on puisse lire. La poésie la plus pure est celle des peuples enfants. Les peuples sont comme le rossignol de la chanson: ils chantent bien tant qu'ils ont le cœur gai. En vieillissant, ils deviennent graves, savants, soucieux, et leurs meilleurs poètes ne sont plus que des rhéteurs magnifiques. Certes, La Belle au bois dormant est chose puérile.

C'est ce qui la fait ressembler à un chant de l'Odyssée. Cette belle simplicité, cette divine ignorance du premier âge qu'on ne retrouve pas dans les ouvrages littéraires des époques classiques, est conservée en fleur avec son parfum dans les contes et les chansons populaires. Ajoutons bien vite, comme Octave, que ces contes sont absurdes. S'ils n'étaient pas absurdes, ils ne seraient pas charmants.

Dites-vous bien que les choses absurdes sont les seules agréables, les seules belles, les seules qui donnent de la grâce à la vie et qui nous empêchent de mourir d'ennui. Un poème, une statue, un tableau raisonnables feraient bâiller tous les hommes, même les hommes raisonnables. Tenez, cousine, ces volants à votre jupe, ces plissés, ces bouillons, ces nœuds, tout ce jeu d'étoffes est absurde, et c'est délicieux. Je vous en fais mon compliment.

Laure

Ne parlez point chiffons; vous n'y entendez rien. Je vous accorde qu'il ne faut pas être trop uniment raisonnable en art. Mais dans la vie…

Raymond

Il n'y a de beau dans la vie que les passions, et les passions sont absurdes. La plus belle de toutes est la plus déraisonnable de toutes: c'est l'amour. Il y a une passion moins absurde que les autres, c'est l'avarice; aussi est-elle effroyablement laide. «Les fous seuls m'amusent», disait Dickens. Malheur à qui ne ressemble pas quelquefois à don Quichotte et ne prit jamais des moulins à vent pour des géants! Ce magnanime don Quichotte était son propre enchanteur. Il égalait la nature à son âme.

Ce n'est être point dupe, cela! Les dupes sont ceux qui ne voient devant eux rien de beau ni de grand.

Octave

Il me semble, Raymond, que cette absurdité, que vous admirez si fort, a sa source dans l'imagination et que ce que vous venez de nous dire sous une forme brillante et paradoxale peut se traduire tout uniment ainsi: l'imagination fait d'un homme ému un artiste, et d'un brave homme un héros.

Raymond

Vous exprimez assez exactement une des faces de ma pensée; mais je voudrais bien savoir ce que vous entendez par le mot imagination et si, dans votre esprit, c'est la faculté de se représenter des choses qui sont ou des choses qui ne sont pas.

Octave

Je suis un homme qui ne sait que planter des choux, et je parle de l'imagination comme un aveugle des couleurs.

Mais je crois qu'elle n'est digne de son nom que quand elle donne l'être à des formes ou à des âmes nouvelles, en un mot, quand elle crée.

Raymond

L'imagination, telle que vous la définissez, n'est point une faculté humaine. L'homme est absolument incapable d'imaginer ce qu'il n'a ni vu, ni entendu, ni senti, ni goûté.

Je ne me mets pas à la mode et m'en tiens à mon vieux Condillac. Toutes les idées nous viennent par les sens, et l'imagination consiste, non pas à créer, mais à assembler des idées.

Laure

Osez-vous parler ainsi? Je puis, quand je veux, voir des anges.

Raymond

vous voyez des enfants avec des ailes d'oie. Les Grecs voyaient des centaures, des sirènes, des harpies, parce qu'ils avaient vu précédemment des hommes, des chevaux, des femmes, des poissons et des oiseaux. Swedenborg, qui a de l'imagination, décrit les habitants des planètes, ceux de Mars, ceux de Vénus, ceux de Saturne. Eh bien, il ne leur donne pas une seule qualité qui ne se trouve sur la terre; mais il assemble ces qualités de la manière la plus extravagante; il délire constamment. Voyez, au contraire, ce que fait une belle imagination naïve: Homère, ou, pour mieux dire, le rhapsode inconnu, fait émerger de la blanche mer une jeune femme, «comme une nuée». Elle parle, elle se lamente avec une sérénité céleste! «Hélas! enfant, dit-elle, pourquoi t'ai-je nourri?… Je t'enfantai dans ma maison pour une mauvaise destinée. Mais j'irai sur l'Olympe neigeux… J'irai dans la maison d'airain de Zeus, j'embrasserai ses genoux, et je crois qu'il sera gagné.» Elle parle, c'est Thétis, elle est déesse. La nature a donné la femme, la mer et la nuée; le poète les a associées.

Toute poésie, toute féerie est dans ces associations heureuses.