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Je crains bien, Raymond, que vous ne procédiez, à l'égard de Barbe-Bleue, comme cet homme d'esprit à l'égard de Napoléon Ier.

Raymond

L'auteur dont vous parlez avait de l'esprit, comme vous le dites, et du savoir; il se nommait Jean-Baptiste Pérès. Il est mort bibliothécaire, à Agen, en 1840. Son curieux petit livre: Comme quoi Napoléon n'a jamais existé, fut imprimé, si je ne me trompe, en 1817.

C'est, en effet, une critique très ingénieuse du système de Dupuis. Mais la théorie, dont je vous ai fait une application isolée, et par conséquent sans force, est établie sur la grammaire et la mythologie comparées. Les frères Grimm ont recueilli, comme vous savez, les contes populaires de l'Allemagne. Leur exemple a été suivi dans presque tous les pays, et nous possédons aujourd'hui des collections de contes scandinaves, danois, flamands, russes, anglais, italiens, zoulous, etc. En lisant ces contes, d'origines si diverses, on remarque avec surprise qu'ils procèdent tous ou presque tous d'un petit nombre de types. Tel conte scandinave semble calqué sur tel conte français, qui lui-même reproduit les traits principaux d'un conte italien.

Or, il n'est pas admissible que ces ressemblances soient l'effet d'échanges successifs entre les différents peuples.

On a donc supposé, comme je vous le disais tout à l'heure, que les familles humaines possédaient ces récits avant leur séparation et qu'elles les imaginèrent pendant leur repos immémorial dans leur commun berceau. Mais, comme on n'a entendu parler ni d'une contrée ni d'un âge où les Zoulous, les Papous et les Indous paissaient leurs bœufs ensemble, il faut penser que les combinaisons de l'esprit humain, à son enfance, sont partout les mêmes, que les mêmes spectacles ont produit les mêmes impressions dans toutes les têtes primitives, et que les hommes, également sujets à la faim, à l'amour et à la peur, ayant tous le ciel sur leur tête et la terre sous leurs pieds, ont tous, pour se rendre compte de la nature et de la destinée, imaginé les mêmes petits drames.

Les contes de nourrice n'étaient pas moins, à leur origine, qu'une représentation de la vie et des choses, propre à satisfaire des êtres très naïfs. Cette représentation se fit probablement d'une manière peu différente dans le cerveau des hommes blancs, dans celui des hommes jaunes et dans celui des hommes noirs.

Cela dit, je crois qu'il sera sage de nous en tenir à la tradition indo-européenne et de remonter à nos aïeux de la Bactriane, sans plus nous inquiéter des autres familles humaines.

Octave

Je vous suis avec plaisir. Mais ne croyez-vous pas qu'un sujet si obscur puisse être livré sans dangers aux hasards de la conversation?

Raymond

À vous dire vrai, je crois que les hasards d'une causerie familière sont moins dangereux pour mon sujet que les développements logiques d'une étude écrite. N'abusez pas contre moi de cet aveu, que je rétracterai, je vous en préviens, dès que vous ferez mine de vous en prévaloir à mes dépens. Désormais, je ne procéderai plus que par affirmations. Je me donnerai le plaisir d'être certain de ce que je dirai. Tenez-vous pour averti. J'ajoute que si je me contredis, ce qui arrivera très probablement, je confondrai dans un même amour les deux fils ennemis de ma pensée, afin d'être sûr de ne point faire tort à celui des deux qui est le bon. Enfin, je serai âpre, tranchant, et, s'il se peut, fanatique.

Laure

Nous verrons si cet air-là va à votre visage. Mais qui vous force à le prendre?

Raymond

L'expérience. Elle me démontre que le scepticisme le plus étendu cesse là où commence soit la parole, soit l'action. Dès qu'on parle, on affirme. Il faut en prendre son parti. Je m'y résigne. Je vous épargnerai de la sorte les «peut-être», les «si j'ose dire», les «en quelque sorte», et autres mantilles du langage, dont un Renan peut seul se parer avec grâce.

Octave

Soyez âpre, tranchant. Mais, de grâce, mettez un peu d'ordre dans votre exposition. Et qu'on sache quelle est votre thèse, maintenant que vous en avez une.

Raymond

Tous ceux qui savent conduire leur esprit dans les recherches d'érudition générale ont reconnu, dans les contes de fées, des mythes antiques et d'antiques adages.

Max Muller a dit (je crois pouvoir citer exactement ses paroles): «Les contes sont le patois moderne de la mythologie, et, s'ils doivent devenir le sujet d'une étude scientifique, le premier travail à entreprendre est de faire remonter chaque conte moderne à une légende plus ancienne, et chaque légende à un mythe primitif.»

Laure

Eh bien, ce travail, l'avez-vous fait, cousin?

Raymond

Si je l'avais fait, ce travail formidable, il ne me resterait pas un cheveu sur la tête, et je n'aurais plus le plaisir de vous voir qu'à travers quatre paires de besicles, sous le reflet protecteur d'une visière verte. Ce travail n'a pas été fait; mais des matériaux suffisants ont été réunis pour permettre aux savants de se convaincre que les contes de fées ne sont pas des imaginations en l'air, et qu'au contraire, «dans bien des cas, ils tiennent, comme dit Max Muller, par toutes leurs racines, aux germes mêmes de l'ancien langage et de l'ancienne pensée». Les vieux dieux décrépits, tombés en enfance, et mis hors des affaires humaines, servent encore à amuser les petits garçons et les petites filles. C'est l'emploi des grands-pères. En est-il un seul qui convienne mieux à la vieillesse de ces anciens seigneurs de la terre et du ciel? Les contes de fées sont de beaux poèmes religieux oubliés par les hommes et retenus par les pieuses aïeules à la longue mémoire. Ces poèmes sont devenus puérils et sont restés charmants sur les lèvres molles de la vieille filandière qui les contait aux petits de ses fils, accroupis autour d'elle devant l'âtre.

Les tribus des hommes blancs se sont séparées; les unes sont allées sous un ciel transparent, le long des blancs promontoires que baigne une mer bleue qui chante; les autres se sont plongées dans les brumes mélancoliques qui, sur les rivages des mers du Nord, mêlent la terre au ciel et ne laissent deviner que des formes incertaines et monstrueuses. D'autres ont campé dans les steppes monotones où paissaient leurs maigres chevaux; d'autres ont couché sur la neige durcie, ayant sur la tête un firmament de fer et de diamants. Il en est qui sont allées cueillir la fleur d'or sur une terre de granit. Et les fils de l'Inde ont bu à tous les fleuves de l'Europe. Mais, partout, dans la cabane, ou sous la tente, ou devant le feu de broussailles allumé dans la plaine, l'enfant d'autrefois, devenue aïeule à son tour, répétait aux petits les contes qu'elle avait entendus dans son enfance. C'étaient les mêmes personnages et la même aventure; seulement la conteuse donnait, sans le savoir, à son récit les teintes de l'air qu'elle avait si longtemps respiré et de la terre qui l'avait nourrie et qui allait bientôt la recevoir. La tribu reprenait sa marche à travers les fatigues et les périls, laissant derrière elle, du côté de l'Orient, l'aïeule couchée au milieu des morts jeunes ou vieux. Mais les contes sortis de ses lèvres, maintenant glacées, s'envolaient comme les papillons de Psyché, et ces frêles immortels, se posant de nouveau sur la bouche des vieilles filandières, étincelaient aux yeux agrandis des nouveaux nourrissons de l'antique race. Et qui donc apprit Peau-d'Âne aux fillettes et aux garçonnets de France, «de douce France», comme dit la chanson? C'est «Ma Mère l'Oie», répondent les savants de village, Ma Mère l'Oie, qui filait sans cesse et sans cesse devisait. Et les savants de s'enquérir. Ils ont reconnu Ma Mère l'Oie dans cette reine Pédauque que les maîtres imagiers représentèrent sur le portail de Sainte-Marie de Nesles dans le diocèse de Troyes, sur le portail de Sainte-Bénigne de Dijon, sur le portail de Saint-Pourçain en Auvergne et de Saint-Pierre de Nevers. Ils ont identifié Ma Mère l'Oie à la reine Bertrade, femme et commère du roi Robert; à la reine Berthe au grand pied, mère de Charlemagne; à la reine de Saba, qui, étant idolâtre, avait le pied fourchu; à Freya au pied de cygne, la plus belle des déesses scandinaves; à sainte Lucie, dont le corps, comme le nom, était lumière. Mais c'est chercher bien loin et s'amuser à se perdre. Qu'est-ce que Ma Mère l'Oie, sinon notre aïeule à tous et les aïeules de nos aïeules, femmes au cœur simple, aux bras noueux, qui firent leur tâche quotidienne avec une humble grandeur et qui, desséchées par l'âge, n'ayant, comme les cigales, ni chair ni sang, devisaient encore au coin de l'âtre, sous la poutre enfumée, et tenaient à tous les marmots de la maisonnée ces longs discours qui leur faisaient voir mille choses? Et la poésie rustique, la poésie des champs, des bois et des fontaines, sortait fraîche des lèvres de la vieille édentée.