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Laure

Ce grand chat kouschite, qui parle si obscurément dans votre rituel funéraire, était-il besacier et botté?

Raymond

Le rituel ne le dit pas. Les bottes du chat du marquis sont analogues aux bottes de sept lieues que chausse le Petit Poucet et qui symbolisent la rapidité de la lumière. Le Petit Poucet fut originairement, selon le savant monsieur Gaston Paris, un de ces dieux aryens, conducteurs et voleurs de bœufs célestes, comme cet Hermès enfant, à qui les peintres de vases donnent un soulier pour berceau.

L'imagination populaire logea Poucet dans la plus petite étoile de la Grande Ourse. À propos de bottes, comme on dit, vous savez que Jacquemart, qui faisait des eaux-fortes si belles, rassembla une riche collection de chaussures. Si l'on voulait faire, à son exemple, un musée de chaussures mythologiques, on remplirait plus d'une vitrine. À côté des bottes de sept lieues, du soulier d'Hermès enfant et des bottes du maître chat, il faudrait placer les talonnières d'Hermès adulte, les sandales de Persée, les chaussures d'or d'Athénée, les pantoufles de verre de Cendrillon et les mules étroites de Marie, la petite Russe. Tous ces vêtements de pied expriment à leur façon la vitesse de la lumière et le cours des astres.

Laure

C'est par erreur, n'est-il pas vrai, qu'on a dit que les pantoufles de Cendrillon étaient de verre? On ne peut pas se figurer des chaussures faites de la même étoffe qu'une carafe. Des chaussures de vair, c'est-à-dire des chaussures fourrées, se conçoivent mieux, bien que ce soit une mauvaise idée d'en donner à une fillette pour la mener au bal.

Cendrillon devait avoir avec les siennes les pieds pattus comme un pigeon. Il fallait, pour danser si chaudement chaussée, qu'elle fût une petite enragée. Mais les jeunes filles le sont toutes; elles danseraient avec des semelles de plomb.

Raymond

Cousine, je vous avais pourtant bien avertie de vous défier du bon sens. Cendrillon avait des pantoufles non de fourrure, mais de verre, d'un verre transparent comme une glace de Saint-Gobain, comme l'eau de source et le cristal de roche. Ces pantoufles étaient fées; on vous l'a dit, et cela seul lève toute difficulté. Un carrosse sort d'une citrouille. La citrouille était fée. Or, il est très naturel qu'un carrosse fée sorte d'une citrouille fée. C'est le contraire qui serait surprenant. La Cendrillon russe a une sœur qui se coupe le gros orteil pour chausser la pantoufle, que le sang macule et qui révèle ainsi au prince l'héroïque supercherie de l'ambitieuse.

Laure

Perrault se contente de dire que les deux méchantes sœurs firent tout leur possible pour faire entrer leur pied dans la pantoufle, mais qu'elles ne purent en venir à bout.

J'aime mieux cela.

Raymond

C'est aussi comme cela que l'entendait Ma Mère l'Oie.

Mais, si vous étiez Slave, vous seriez un peu féroce, et l'orteil coupé serait tout à fait de votre goût.

Octave

Voilà déjà quelque temps que Raymond nous parle des contes de fées, et il ne nous a pas encore dit un mot des fées elles-mêmes.

Laure

Cela est vrai. Mais il vaut mieux laisser les fées dans leur vague et leur mystère.

Raymond

Vous craignez, cousine, que ces capricieuses créatures, tantôt bonnes, tantôt méchantes, jeunes ou vieilles à leur gré, qui dominent la nature et semblent toujours sur le point de s'évanouir en elle, ne se prêtent pas à notre curiosité et ne nous échappent au moment où nous croirons les saisir. Elles sont faites d'un rayon de lune. Le bruissement des feuilles trahit seul leur passage, et leur voix se mêle aux murmures des fontaines. Si l'on ose saisir un pan de leur robe d'or, on n'a dans la main qu'une poignée de feuilles sèches. Je n'aurai point l'impiété de les poursuivre; mais leur nom seul nous révélera le secret de leur nature.

Fée, en italien fata, en espagnol hada, en portugais et en provençal fada et fade; Fadette dans ce patois berrichon qu'illustra George Sand, est sorti du latin fatum, qui signifie destin. Les fées résultent de la conception la plus douce et la plus tragique, la plus intime et la plus universelle de la vie humaine. Les fées sont nos destinées. Une figure de femme sied bien à la destinée, qui est capricieuse, séduisante, décevante, pleine de charme, de trouble et de péril.

Il est bien vrai qu'une fée est la marraine de chacun de nous et que, penchée sur son berceau, elle lui fait des dons heureux ou terribles qu'il gardera toute sa vie. Prenez les êtres, demandez-vous ce qu'ils sont, ce qui les fait et ce qu'ils font; vous trouverez que la raison suprême de leur existence heureuse ou funeste, c'est la fée. Claude plaît parce qu'il chante bien; il chante bien parce que les cordes de sa voix sont harmonieusement construites. Qui les disposa ainsi dans le gosier de Claude? C'est la fée. Pourquoi la fille du roi se piqua-t-elle au fuseau de la vieille? Parce qu'elle était vive, un peu étourdie… et que l'arrêt des fées l'ordonnait ainsi.

C'est précisément ce que répond le conte, et la sagesse humaine ne va pas au-delà de cette réponse. Pourquoi, cousine, êtes-vous belle, spirituelle et bonne? Parce qu'une fée vous donna la bonté, une autre l'esprit, une autre la grâce. Il fut fait comme elles avaient dit. Une mystérieuse marraine détermine à notre naissance tous les actes, toutes les pensées de notre vie, et nous ne serons heureux et bons qu'autant qu'elle l'aura voulu. La liberté est une illusion et la fée une vérité. – Mes amis, la vertu est, comme le vice, une nécessité qu'on ne peut éluder… Oh! ne vous récriez pas. Pour être involontaire, la vertu n'en est pas moins belle et ne mérite pas moins qu'on l'adore.

Ce qu'on aime dans la bonté, ce n'est pas le prix qu'elle coûte, c'est le bien qu'elle fait.

Les belles pensées sont les émanations des belles âmes qui répandent leur propre substance, comme les parfums sont les particules des fleurs qui s'évaporent. Une âme noble ne peut donner à respirer que de la noblesse, de même qu'une rose ne peut sentir que la rose. Ainsi l'ont voulu les fées. Cousine, rendez-leur grâce.

Laure

Je ne vous écoute plus, votre sagesse est horrible. Je sais le pouvoir des fées; je sais leurs caprices; elles ne m'ont pas épargné plus qu'à d'autres les faiblesses intérieures, les chagrins et les fatigues. Mais je sais qu'au-dessus d'elles, au-dessus des hasards de la vie, plane la pensée éternelle qui nous inspira la foi, l'espérance et la charité. – Bonne nuit, cousin.

(1885)