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Elle m'envoya, le lendemain, des joujoux qui ne me parurent pas faits pour moi. Je vivais avec mes livres, mes images, mon pot de colle, mes boîtes de couleur et tout mon attirail de petit garçon intelligent et chétif, déjà sédentaire, qui s'initiait naïvement par ses jouets à ce sentiment des formes et des couleurs, cause de tant de douleurs et de joies.

Les présents choisis par ma marraine n'entraient pas dans ces mœurs. C'était un mobilier complet de sport-boy et de petit gymnaste à trapèze, cordes, barres, poids, haltères, tout ce qu'il faut pour exercer la force d'un enfant et préparer la grâce virile.

Par malheur, j'avais déjà le pli du bureau, le goût des découpures faites patiemment le soir à la lampe, le sens profond des images, et, quand je sortais de mes amusements d'artiste prédestiné, c'était par des coups de folie, par une rage de désordre, pour jouer éperdument à des jeux sans règle, sans rythme: au voleur, au naufrage, à l'incendie. Tous ces appareils de buis verni et de fer me parurent froids, lourds, sans caprice et sans âme, jusqu'à ce que ma marraine y eût mis, en m'en enseignant l'usage, un peu de son charme. Elle soulevait les haltères avec beaucoup de crânerie, et, portant les coudes en arrière, elle me montrait comment les barres, passées sur le dos et sous les bras, développent la poitrine.

Un jour, elle me prit sur ses genoux et me promit un bateau, un bateau avec tous ses gréements, toutes ses voiles et des canons aux sabords. Ma marraine parlait marine comme un loup de mer. Elle n'oubliait ni hune, ni dunette, ni haubans, ni perroquet, ni cacatois. Elle n'en finissait point avec ces mots étranges et elle mettait comme de l'amitié à les dire. Ils lui rappelaient sans doute bien des choses. Une fée, cela va sur les eaux.

Je ne l'ai pas reçu, ce bateau. Mais je n'ai jamais eu besoin, même en bas âge, de posséder les choses pour en jouir, et le bateau de la fée m'a occupé bien des heures. Je le voyais. Je le vois encore. Ce n'est plus un jouet. C'est un fantôme. Il coule en silence sur une mer brumeuse, et j'aperçois à son bord une femme immobile, les bras inertes, les yeux grands et vides.

Je ne devais plus revoir ma marraine.

J'avais dès lors une idée juste de son caractère. Je sentais qu'elle était née pour plaire et pour aimer, que c'était là son affaire en ce monde. Je ne me trompais pas, hélas! J'ai su depuis que Marcelle (elle se nommait Marcelle) n'a jamais fait que cela.

C'est bien des années plus tard que j'appris quelque chose de sa vie. Marcelle et ma mère s'étaient connues au couvent. Mais ma mère, plus âgée de quelques années, était trop sage et trop mesurée pour devenir la compagne assidue de Marcelle, qui mettait dans ses amitiés une ardeur extraordinaire et une sorte de folie. La jeune pensionnaire qui inspira à Marcelle les sentiments les plus extravagants était la fille d'un négociant, une grosse personne calme, moqueuse et bornée. Marcelle ne la quittait pas des yeux, fondait en larmes pour un mot, pour un geste de son amie, l'accablait de serments, lui faisait toutes les heures des scènes de jalousie, et lui écrivait à l'étude des lettres de vingt pages, tant qu'enfin la grosse fille, impatientée, déclara qu'il y en avait assez et qu'elle voulait être tranquille.

La pauvre Marcelle se retira si abattue et si triste, qu'elle fit pitié à ma mère. C'est alors que commença leur liaison, peu de temps avant que ma mère sortît du couvent. Elles promirent de se rendre visite et tinrent parole.

Marcelle avait pour père le meilleur homme du monde, charmant, avec bien de l'esprit et pas le sens commun. Il quitta la marine, sans motif, après vingt ans de navigation.

On s'en étonnait. Il fallait s'étonner qu'il fût resté si longtemps au service. Sa fortune était médiocre et son économie détestable.

Regardant par sa fenêtre, un jour de pluie, il vit sa femme et sa fille à pied, fort embarrassées de leurs jupes et de leur en-tout-cas. Il s'aperçut pour la première fois qu'elles n'avaient point de voiture, et cette découverte le chagrina beaucoup. Sur-le-champ il réalisa ses valeurs, vendit les bijoux de sa femme, emprunta de l'argent à divers amis et courut à Bade. Comme il avait une martingale infaillible, il joua gros jeu à l'effet de gagner chevaux, carrosse et livrée. Au bout de huit jours, il rentra chez lui sans un sou, et croyant plus que jamais à sa martingale.

Il lui restait une petite terre dans la Brie, où il éleva des ananas. Après un an de cette culture, il dut vendre le fonds pour payer les serres. Alors il se jeta dans des inventions de machines, et sa femme mourut sans qu'il y prît garde. Il envoyait aux ministres, aux Chambres, à l'Institut, aux sociétés savantes, à tout le monde, des plans et des mémoires. Ces mémoires étaient quelquefois rédigés en vers. Pourtant il se faisait quelque argent, il vivait. C'était miraculeux. Marcelle trouvait cela simple, et achetait des chapeaux avec toutes les pièces de cent sous qui lui tombaient sous la main.

Pour jeune fille qu'elle était alors, ma mère ne comprenait pas la vie de cette façon, et Marcelle la faisait trembler. Mais elle aimait Marcelle.

«Si tu savais, m'a dit cent fois ma mère, si tu savais comme elle était charmante alors!

– Ah! chère maman, je l'imagine bien.» Il y eut pourtant une brouille entre elles, et la cause en fut un sentiment délicat qu'il ne faudrait point laisser dans l'ombre où l'on cache les fautes de ceux qui nous sont chers, mais que je ne dois pas analyser, moi, comme tout autre pourrait le faire. Je ne le dois pas, dis-je, et ne le puis non plus, n'ayant sur ce sujet que des indices extrêmement vagues. Ma mère était alors fiancée à un jeune médecin qui l'épousa peu après et devint mon père. Marcelle était charmante; on vous l'a dit assez. Elle inspirait et respirait l'amour. Mon père était jeune. Ils se voyaient, se parlaient.

Que sais-je encore?… Ma mère se maria et ne revit plus Marcelle.

Mais, après deux ans d'exil, la belle aux yeux d'or eut son pardon. Elle l'eut si bien qu'on la pria d'être ma marraine.

Dans l'intervalle, elle s'était mariée. Cela, je pense, avait beaucoup aidé au raccommodement. Marcelle adorait son mari, un monstre de petit moricaud qui naviguait depuis l'âge de sept ans sur un navire de commerce, et que je soupçonne véhémentement d'avoir fait la traite des noirs.

Comme il possédait des biens à Rio de Janeiro, il y emmena ma marraine.

Ma mère m'a dit souvent:

«Tu ne peux te figurer ce qu'était le mari de Marcelle:

un magot, un singe, un singe habillé de jaune des pieds à la tête. Il ne parlait aucune langue. Il savait seulement un peu de toutes, et s'exprimait par des cris, des gestes et des roulements d'yeux. Pour être juste, il avait des yeux superbes.

Et ne crois pas, mon enfant, qu'il fût des îles, ajoutait ma mère; il était Français, natif de Brest, et se nommait Dupont.» Il faut vous apprendre, en passant, que ma mère disait " les îles " pour tout ce qui n'est pas l'Europe; et cela désespérait mon père, auteur de divers travaux d'ethnographie comparée.

«Marcelle, poursuivait ma mère, Marcelle était folle de son mari. Dans les premiers temps, on avait toujours l'air de les gêner en allant les voir. Elle fut heureuse pendant trois ou quatre ans; je dis heureuse parce qu'il faut tenir compte des goûts. Mais, pendant le voyage qu'elle fit en France…, tu ne te rappelles pas, tu étais trop petit.