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Boris Vian

LE LOUP-GAROU

suivi de 12 autres nouvelles (1945–1952)

LE LOUP-GAROU[1]

Il habitait dans le bois de Fausses-Reposes, en bas de la côte de Picardie, un très joli loup adulte au poil noir et aux grands yeux rouges. Il se nommait Denis et sa distraction favorite consistait à regarder les voitures, venues de Ville-d’Avray, mettre plein gaz pour aborder la pente luisante sur laquelle une ondée plaque parfois le reflet olive des grands arbres. Il aimait aussi, par les soirs d’été, rôder dans les taillis pour y surprendre les amoureux impatients dans leur lutte avec la complication des garnitures élastiques dont s’encombre malheureusement de nos jours l’essentiel de la lingerie. Il observait avec philosophie le résultat de ces efforts parfois couronnés de succès et s’éloignait pudiquement en hochant la tête lorsqu’il arrivait qu’une victime consentante passât, comme on dit, à la casserole. Héritier d’une longue lignée de loups civilisés, Denis se nourrissait d’herbe et de jacinthes bleues, corsées en automne de quelques champignons choisis et en hiver, bien contre son gré, de bouteilles de lait chipées au gros camion jaune de la Société ; il avait le lait en horreur, à cause de son goût de bête, et maudissait, de novembre à février, l’inclémence d’une saison qui l’obligeait de se gâter l’estomac.

Denis vivait en bonne intelligence avec ses voisins, car ils ignoraient, vu sa discrétion, qu’il existât. Il s’abritait dans une petite caverne creusée, bien des années plus tôt, par un chercheur d’or sans espoir qui, assuré, ayant connu la mauvaise chance toute sa vie, de ne jamais rencontrer le « Panier d’Oranges » (c’est dans Louis Boussenard), avait décidé sur sa fin de pratiquer au moins ses excavations aussi infructueuses que maniaques sous un climat tempéré. Denis s’était aménagé là une retraite confortable, garnie, au fil des années, d’enjoliveurs de roues, d’écrous et de pièces automobiles ramassés par lui sur la route, où survenaient des accidents fréquents. Passionné de mécanique, il aimait à contempler ses trophées et rêvait à l’atelier qu’il monterait certainement un jour. Quatre bielles d’alliage léger soutenaient un couvercle de malle utilisée en guise de table ; le lit se composait des sièges de cuir d’une vieille Amilcar éprise passagèrement d’un gros platane costaud, et deux pneus constituaient des cadres luxueux pour le portrait de parents longtemps chéris ; le tout se mariait avec goût aux pièces plus banales rassemblées jadis par le prospecteur.

Par une belle soirée d’août, Denis faisait à petits pas sa promenade de digestion quotidienne. La pleine lune travaillait les feuilles en dentelle d’ombre et, sous la lumière nette, les yeux de Denis prenaient les suaves reflets rubis du vin d’Arbois. Denis approchait du chêne, terminus ordinaire de sa marche, lorsque la fatalité mit sur son chemin le Mage du Siam, dont le vrai nom s’écrivait Étienne Pample, et la petite Lisette Cachou, brune serveuse du restaurant Groneil entraînée à Fausses-Reposes par le Mage sous un fallacieux prétexte. Lisette étrennait une gaine « Obsession » flambant neuve, et c’est à ce détail, dont la destruction avait coûté six heures d’efforts au Mage du Siam, que Denis devait cette très tardive rencontre.

Par malheur pour Denis, les circonstances se trouvaient extrêmement défavorables. Il était minuit juste ; le Mage de Siam avait les nerfs en pelote ; et il croissait alentour, en abondance, l’oreille d’âne, le pied de loup et le lapin blanc qui, depuis peu, accompagnent obligatoirement les phénomènes de lycanthropie — ou plutôt d’anthropolycie, comme nous allons le lire à l’instant. Rendu furieux par l’apparition de Denis, pourtant discret et qui déjà s’éloignait en marmottant une excuse, le Mage du Siam, déçu par Lisette et dont l’excès d’énergie demandait à se décharger d’une façon ou de l’autre, se jeta sur l’innocente bête et la mordit cruellement au défaut de l’épaule. Avec un glapissement d’angoisse, Denis s’enfuit au galop. Rentré chez lui, il fut terrassé par une fatigue anormale et s’endormit d’un sommeil pesant, entrecoupé de rêves troublés.

Il oublia peu à peu l’incident et les jours se remirent à passer, identiques et divers. L’automne approchait, et les marées de septembre, qui ont sur les arbres le curieux effet de rougir les feuilles. Denis se gavait de mousserons et de bolets, happant parfois quelque pezize à peu près invisible sur son socle d’écorce, et fuyait comme peste l’indigeste langue de bœuf. Les bois, maintenant, se vidaient rapidement le soir de leurs promeneurs et Denis se couchait plus tôt. Cependant, il semblait que cela ne le reposât guère, et au sortir de nuits entrelardées de cauchemars, il s’éveillait la gueule pâteuse et les membres rompus. Même, il perdait de sa passion pour la mécanique, et midi le surprenait parfois dans un songe, étreignant d’une patte inerte le chiffon dont il devait lustrer une pièce de laiton vert-de-grise. Son repos se faisait de plus en plus troublé et il s’étonnait de n’en pas découvrir la raison.

La nuit de la pleine lune, il émergea brutalement de son somme grelottant de fièvre, saisi par une intense impression de froid. Se frottant les yeux, il fut surpris de l’effet étrange qu’il ressentait et chercha une lumière. Il eut tôt fait de brancher le superbe phare hérité quelques mois auparavant d’une Mercedes affolée, et la lueur éblouissante de l’appareil illumina les recoins de sa caverne. Titubant, il s’avança vers le rétroviseur fixé au-dessus de sa table de toilette. Il s’étonnait de se trouver debout sur ses pattes de derrière — mais il fut encore bien plus surpris lorsque ses yeux tombèrent sur son image : dans le petit miroir rond, une figure étrange lui faisait face, blanchâtre, dépourvue de poils, où seuls deux beaux yeux de rubis rappelaient son ancien aspect. Poussant un cri inarticulé, il regarda son corps et comprit l’origine de ce froid de glace qui l’étreignait de toutes parts. Son riche pelage noir avait disparu et sous ses yeux se dressait le corps malformé d’un de ces hommes dont il raillait d’ordinaire la maladresse amoureuse.

Il fallait courir au plus pressé. Denis s’élança vers la malle bourrée de défroques diverses glanées au hasard des accidents. L’instinct lui fit choisir un complet gris rayé de blanc, d’aspect distingué, auquel il assortit une chemise unie, de teinte bois de rose et une cravate bordeaux. Dès qu’il eût revêtu ces vêtements, surpris de garder un équilibre qu’il ne comprenait pas, il se sentit mieux et ses dents cessèrent de claquer. C’est alors que son regard éperdu se posa sur le petit tas de fourrure noire épars alentour de sa couche, et il pleura son aspect disparu.

Il se ressaisit néanmoins grâce à un violent effort de volonté et tenta de faire le point. Ses lectures lui avaient enseigné bien des choses, et l’affaire semblait claire : le Mage du Siam était un loup-garou et lui, Denis, mordu par l’animal, venait réciproquement de se changer en homme.

À la pensée qu’il allait devoir vivre dans un monde inconnu, d’abord il fut saisi d’une grande terreur. Homme parmi les hommes, quels dangers ne courrait-il point ! L’évocation des luttes stériles que se livraient, jour et nuit, les conducteurs de la Côte de Picardie lui donnait un avant-goût symbolique de l’existence atroce à laquelle, bon gré mal gré, il faudrait se plier. Puis il réfléchit. Sa transformation, selon toute vraisemblance et si les livres ne mentaient point, serait de brève durée. Pourquoi donc ne pas en profiter et faire une incursion dans les villes ? Là, il faut avouer que certaines scènes entrevues dans les bois revinrent à l’esprit du loup sans provoquer en lui les mêmes réactions qu’auparavant, et il se surprit à se passer la langue sur les lèvres, ce qui lui permit de constater qu’elle était, malgré tout, aussi pointue qu’auparavant. Il alla au rétroviseur, se regarda de plus près. Ses traits ne lui déplurent pas tant qu’il le craignait. En ouvrant la bouche, il constata que son palais restait d’un beau noir et qu’il gardait le contrôle intact de ses oreilles peut-être un soupçon trop longues et velues. Mais le visage qu’il contemplait dans le petit miroir sphérique, avec son ovale allongé, son teint mat et ses dents blanches, semblait devoir faire figure honorable parmi ceux qu’il connaissait. Après tout, autant tirer parti de l’inévitable et s’instruire utilement pour l’avenir. Un retour de prudence lui fit pourtant chercher, avant de sortir, des lunettes noires dont il pourrait éteindre en cas de besoin l’éclat rubescent de ses châsses. Il se munit également d’un imperméable qu’il jeta sur son bras et il gagna la porte d’un pas décidé. Quelques instants plus tard, muni d’une valise légère et humant l’air matinal qui semblait s’être singulièrement dépeuplé d’odeurs, il se trouva sur le bord de la route et braqua son pouce d’un air décidé à la première voiture qu’il aperçut. Il avait choisi la direction de Paris, instruit par l’expérience quotidienne de ce que les autos s’arrêtent rarement en abordant la côte, et plus volontiers dans la descente, car la gravité permet alors un redémarrage facile.

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Publié en 1947. (Note ELG.)