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Jean aperçut l’hôtel du haut de la côte raide qu’il venait de gravir en soufflant sous les effets conjugués de ses skis, de la lourde valise et de l’altitude. C’était bien ce qu’on lui avait promis : le point de vue unique, la solitude, l’air acéré qui vous fouettait sauvagement malgré le soleil ruisselant de toutes parts. Il s’arrêta, s’essuya le front. Sans souci, du vent, il était nu jusqu’à la ceinture et sa peau se cuivrait aux rayons drus de la boule éblouissante. Il pressa le pas, voyant le but proche. Ses souliers s’enfonçaient profondément dans la neige, y imprimaient les dentelures de leurs semelles de caoutchouc. L’ombre, au fond des empreintes, était d’un bleu léger d’eau pâle. Une joie pétillante s’emparait de lui, la joie que l’on éprouve au contact d’une indiscutable pureté, la joie de tout ce blanc, de ce ciel plus bleu que les ciels de Méditerranée, de ces sapins lourds de sucre pailleté, et du chalet de bois rouge que l’on devinait chaud et confortable, avec une grande cheminée de pierre blanche où des bûches devaient brûler sans fumée, avec une flamme orange et dense.

À quelques mètres de l’hôtel, Jean fit halte, dénoua les manches de l’épais pull-over noué à sa ceinture et se rhabilla avant d’entrer. Puis, appuyant ses skis contre le mur de l’hôtel et laissant là sa valise, il gravit en trois pas les marches de bois donnant accès au chalet par une sorte de balcon, à un mètre du sol, qui faisait le tour de la construction.

Sans frapper, il leva le loquet de fer et entra.

Dans le chalet, il faisait sombre. Les fenêtres, assez petites pour diminuer l’action du froid laissaient pénétrer dans la pièce juste assez de lumière pour arracher, au passage, quelques éclats rutilant aux cuivres décorant les murs. Peu à peu, cependant, on se faisait à la presque obscurité ; mais chaque fois que l’on regardait au-dehors on clignait, ébloui par l’ardeur du soleil sur la nappe argentée de la neige et l’on avait peine à se réaccoutumer au calme un peu mystérieux de l’hôtel.

Une chaleur agréable régnait là ; une torpeur insidieuse s’emparait de vous, vous invitait à vous étendre dans un de ces grands fauteuils d’osier craquant, à prendre un de ces livres qui garnissaient des étagères à mi-hauteur de la pièce, à vous assoupir peu à peu parmi les craquements du sapin rouge et verni dont était lambrissée la pièce entière. Jean se détendait, conquis par l’atmosphère de cette salle basse aux poutres massives.

Il y eut un bruit de pas à l’étage supérieur, une dégringolade dans l’escalier sonore, des rires, et trois filles en tenue de ski passèrent en trombe devant lui, si vite qu’il eut à peine le temps de les regarder. Sous les capuchons de leurs anoraks noirs, leurs yeux luisaient d’un même éclat sain. Leur peau, lissée par le soleil, donnait envie d’y mordre. Toutes trois, dans leurs fuseaux noirs comme les anoraks, paraissaient flexibles et fermes comme de jeunes bêtes libres. Elles disparurent par la porte, refermée aussitôt qu’ouverte, et qui laissa aux yeux de Jean l’empreinte aveuglante de la neige inondée de soleil.

Se secouant, Jean tourna ses regards vers l’escalier dont il s’approcha. Pas un bruit autre que celui de l’eau qui chantait, quelque part, sur un fourneau.

— Il y a quelqu’un ?

Sa voix résonna entre les murs et personne ne répondit. Sans s’étonner, il réitéra sa question.

Cette fois, un pas lent répondit à son appel. Un homme descendit l’escalier. Blond, de taille plutôt élevée, la quarantaine, il avait le teint d’un montagnard, au milieu duquel tranchait, surprenant, un regard d’un bleu trop clair.

— Bonjour ! dit Jean. Puis-je avoir une chambre ?

— Pourquoi pas ? dit l’homme.

— Quelles sont vos conditions ? demanda Jean.

— C’est sans importance…

— Je n’ai pas beaucoup d’argent.

— Moi non plus…, dit l’homme. Sans ça, je ne serais pas ici. Six cents francs par jour ?

— Mais ce n’est pas assez…, protesta Jean.

— Oh ! dit l’autre, vous ne serez pas tellement bien… je m’appelle Gilbert.

— Moi Jean.

Ils se serrèrent la main.

— Montez, dit Gilbert, et choisissez. Tout est libre, sauf le cinq et le six.

— Les trois filles qui sont descendues ? demanda Jean.

— Exact, dit Gilbert.

Jean ressortit et prit sa valise. Elle était bosselée comme si quelqu’un avait donné dedans un grand coup de soulier ferré et le cuir écorché et rugueux. Haussant les épaules, il la souleva, et remonta les marches vermoulues. De nouveau il sentit l’odeur de cire et de vernis du chalet, il entendit le murmure de l’eau. Il se sentait chez lui. Joyeux, il gravit en quatre enjambées l’escalier droit qui menait au premier.

II

Vite, il apprit leurs noms : Leni, Laurence et Luce. Leni était la plus blonde, une longue Autrichienne aux hanches minces, aux seins provocants, elle avait un nez droit qui prolongeait son front, une figure un peu ronde à la bouche dédaigneuse, aux pommettes hautes, plus russe qu’allemande. Laurence, brune aux yeux durs et cernés, Luce, sophistiquée jusqu’aux bouts des ongles, étaient aussi, chacune dans leur genre, des créatures tentantes ; chose étrange, elles semblaient toutes bâties sur un même modèle de fille-Diane, musclées, l’air un peu garçonnières — jusqu’à ce qu’on s’attarde à détailler leurs bustes aux arrondis fascinants dont les pointes aiguës tendaient le tissu léger des anoraks de soie noire. Entre Jean et les trois filles, ce fut, d’emblée, la guerre. Sans qu’il sût pourquoi, elles avaient, dès le premier jour, refusé de l’admettre et décidé de lui rendre la vie impossible. Elles le tourmentaient, ouvertement méprisantes et dédaigneuses, fermées à toutes ses avances, allant jusqu’à refuser des gestes aussi simples que celui qui consistait, à table, à leur tendre le pain ou leur passer le sel. Jean, gêné les premiers jours, n’obtint de Gilbert aucun éclaircissement. Gilbert vivait en solitaire, dans un cabinet de travail, au premier, qu’il ne quittait que pour des courses interminables dans la montagne. Un couple de vieux montagnards assurait l’entretien de la demeure et de ses habitants. En dehors de ces sept personnages, les jours s’écoulaient sans que l’on vît une âme.

Il les voyait très rarement en dehors des heures de repas. Elles se levaient tôt et, vite équipées, partaient dans la montagne, armées de leurs skis et de leurs bâtons. Le soir, elles rentraient, les joues rouges et brillantes, fatiguées à mourir, et passaient une heure, avant de remonter dans leurs chambres, à enduire leurs skis de farts, compliqués, rugueux à souhait, pour les montées du lendemain. Jean, un peu vexé de cette attitude, n’insistait pas et les évitait dans toute la mesure où c’était possible. Il partait de son côté, choisissant en général une direction de départ opposée à celle qu’elles avaient prise. Les pentes étaient assez nombreuses et lui laissaient un vaste choix. Seul, il gravissait de biais les flancs arrondis de la montagne pour les redescendre, un peu plus tard, parmi le jaillissement soyeux de la neige et le doux frottement des lames d’hickory, virant et dérapant le long des à-pics vertigineux pour arriver à l’hôtel, ivre d’air, le cœur sonnant à grands coups, heureux et las. Il était à l’hôtel depuis huit jours, et, le contact repris, recommençait à progresser, contrôlant chaque appel, chaque changement de canne, soignant son style et durcissant ses muscles. Le temps passait, neutre, rapide ; c’étaient les vacances.