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Il prit conscience qu’il les comptait, ces lumières, qu’une maudite voix, dans son fichu cerveau déglingué, voulait à tout prix savoir combien il y avait de lampes allumées depuis l’aire d’autoroute, sortie Le Touvet, département de l’Isère, comme s’il s’agissait d’une information vitale. D’autres nombres tournoyaient dans sa tête, comme les un euro trente-cinq des barres chocolatées — seize centimes plus chères —, les cinquante-sept litres et trente-trois centilitres vus sur l’écran digital de la pompe 4, les horaires d’ouverture et de fermeture du magasin. Et il se souviendrait de tous ces chiffres, même sur son lit de mort, sans forcément savoir à quoi les rattacher. Et il voyait Morel discuter avec le gendarme, lui expliquant certainement que son collègue était bizarre, qu’il ne parlait pas beaucoup mais qu’il faisait avec, depuis plus de dix ans.

Dans un soupir, Vic passa un coup de fil à un technicien de l’IJ resté sur le lieu de l’accident, demanda qu’on vérifie si le numéro de châssis était lisible — marqué à froid sur la carrosserie à l’avant droit, sous le pare-brise, pour ce modèle de voiture, précisa-t-il —, puis raccrocha après avoir obtenu sa réponse. Il revint auprès des deux hommes et s’adressa à son collègue :

— Le numéro de série du châssis du véhicule a été effacé.

— Prudent, le bonhomme. Pas de visage, fausse plaque, pas de numéro de série. Et une Ford grise, il y en a un paquet, dans la région. Ça ne va pas être simple de remonter à lui via la voiture.

Vic enfonça les mains dans ses poches.

— Il a beau avoir pris toutes les précautions, cette nuit, on s’est invités dans son petit monde sans qu’il s’y attende. J’espère qu’on sera son plus beau cadeau de Noël.

4

— Vos livres abordent souvent les thèmes du double, de l’usurpation d’identité, de la mémoire et des souvenirs. Le Manuscrit inachevé ne déroge pas à la règle. C’est peut-être là votre livre le plus cru, le plus violent, vous vous attaquez à des sujets qui risquent de heurter les âmes sensibles, comme la torture, la séquestration et le viol. Vous vouliez mettre entre les mains de vos lecteurs un roman choc ?

Léane Morgan se tortillait sur sa chaise. À peine un quart d’heure que l’interview avait commencé, et elle saturait déjà. Après plus de quatre ans d’absence, les lecteurs s’étaient jetés sur le nouveau thriller d’Enaël Miraure. Le roman avait paru début décembre et avait grimpé dans le top 10 des meilleures ventes. Désormais, il fallait enchaîner les entretiens jusqu’à Noël pour en assurer la promotion.

— Je n’ai rien calculé. J’ai écrit comme c’est sorti. Il est violent, certes, mais vous pensez que le monde dans lequel on vit ne l’est pas ?

Léane se tut, et Pamela, son attachée de presse assise à la table voisine, lui fit les gros yeux. Le papier valait de l’or : une double page dans Twin, le mensuel féminin le plus acheté par un lectorat difficile à conquérir, sortie prévue pour les fêtes. La journaliste Géraldine Scordel griffonna sur son cahier, les lèvres pincées. Léane jouait le jeu pénible des interviews mais refusait les enregistrements audio, les radios et les télés, elle exigeait de relire les articles avant publication pour s’assurer qu’on parlait bien d’elle au masculin. Pas de photos, bien sûr, personne ne devait voir son visage. Si une poignée d’individus savaient qu’Enaël Miraure et Léane Morgan ne faisaient qu’un, le grand public, lui, ignorait que derrière l’auteur de leurs nuits blanches se cachait une femme. La romancière avait toujours su verrouiller sa vie privée, jusque dans ses retranchements les plus douloureux.

— Comment vous le résumeriez, votre roman ? Son histoire, je veux dire ?

— Vous l’avez lu ?

— Je lis tous les livres que je chronique. Mais je veux votre version.

Léane but une gorgée de chardonnay pour cacher sa nervosité. Elle avait toujours éprouvé des difficultés à parler de ses livres. L’entretien se déroulait dans un café anonyme du 10e arrondissement de Paris, loin des quartiers chics et des endroits traditionnels pour ce genre de rencontre. Elle fit un effort pour répéter ce qu’elle avait déjà raconté des dizaines de fois.

— C’est l’histoire de Judith Moderoi, une femme banale, institutrice, qui entretient une relation avec un vieil écrivain solitaire, un homme au passé trouble qui vit dans une immense villa sur une île bretonne, Bréhat, et n’a pas publié depuis des années.

— Janus Arpageon…

— Arpageon, oui. Il fait lire à Judith son manuscrit dont il n’a pas encore le titre et dont il n’a parlé à personne : il s’agit d’une sordide histoire de viols et de meurtres d’adolescentes commis par un écrivain, Kajak Moebius. Arpageon doit encore écrire les dix dernières pages, et surtout révéler aux flics du livre l’endroit où sont enterrées les victimes de Kajak. Judith trouve le roman fabuleux, elle ignore en fait qu’Arpageon a écrit sa propre histoire et que Kajak, le personnage principal de son livre, c’est lui.

— Une sorte d’autobiographie romancée.

— La longue confession d’un violeur et meurtrier multirécidiviste, plutôt, jamais attrapé, et qui décide de tout avouer à travers un roman, dans ses vieux jours. Quand ce dernier annonce qu’il va envoyer son manuscrit à son ancien éditeur en attendant de rédiger la fin, Judith décide de le séquestrer, de le torturer pour qu’il termine son roman.

— Comme dans Misery, de Stephen King. Vous l’avez lu ?

— Évidemment, et j’ai bien conscience que certains lecteurs vont faire le rapprochement, comme vous à l’instant. Mais le traitement que j’en fais n’a rien à voir. C’est davantage un hommage qu’autre chose.

— Des passages difficiles… Il y a une scène de viol stupéfiante commis par Arpageon dans le passé. Vous décrivez aussi avec précision la fabrication d’un instrument de torture que Judith utilise pour lui broyer le pied, vous donnez même la liste du matériel à acheter au magasin du coin. Vous expliquez comment détruire de l’ADN à l’eau de Javel, vous rappelez que la chaux vive permet d’enterrer des corps sans laisser de traces ni d’odeurs, vous dévoilez certaines techniques de la police. Vous n’avez pas peur que cela ne nuise aux vrais flics ? Que des personnes malintentionnées puissent utiliser les idées de vos livres à mauvais escient ?

— L’éternel débat… Nous, les écrivains de romans policiers, participons à accroître la violence dans le monde, c’est cela ? Croyez-vous que les gens malintentionnés, comme vous dites, attendent mon livre pour passer à l’acte ? Qu’ils vont s’en servir comme d’un livre de recettes ? Quelqu’un qui commet un meurtre ou un viol frappe par pulsion, par haine, par colère, ou à cause de son enfance. Le roman n’est qu’un prétexte ou un élément déclencheur, si vous voulez. Mais revenons-en à mon histoire, c’était bien le sujet, non ?

— Je vous en prie.

— Arpageon tient tête à son bourreau féminin et s’obstine à ne pas écrire cette fin. Alors Judith le tue avec un Sig Sauer, l’arme des flics, d’une balle dans la tête, et se débarrasse de lui en utilisant une technique qu’Arpageon décrit lui-même dans son livre : avec la chaux vive, le trou creusé dans la forêt, à un mètre cinquante de profondeur…

Léane eut un sourire pincé, et poursuivit :